vendredi 26 avril 2024
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Race, intersectionnalité, classe sociale : le choix des mots, par ARTHUR DELAPORTE

Alors que les polémiques font rage, il faut parfois en revenir aux mots. C’est ce qu’effectue Sarah Mazouz, sociologue au CNRS avec deux petits essais, le premier sur la race, le second – Pour l’intersectionnalité – co-écrit avec la sociologue Éléonore Lépinard. 
À propos de livres de Sarah Mazouz, Race, Anamosa, 2021, 89p, 9€ et Éléonore Lépinard, Sarah Mazouz, Pour l’intersectionnalité, Anamosa, 2021, 70p, 5€ 

Dans la collection « Le mot est faible », Race entend revenir sur ce mot – et ses dérivés (racisé, racisme…) – devenu presque tabou. En France, le refus de parler de la « race » – au nom de l’universalisme – est concomitant de la montée d’un nouvel antiracisme qui dénonce des discriminations qui, elles, subsistent. Le président de la République peut ainsi dénoncer les « discours racisés » rendus en partie coupables de la montée de ce qu’il a choisi d’appeler le « sécessionnisme ». Point commun aux discours du président de la République, comme à ceux de la ministre de l’Enseignement supérieur qui a pu dénoncer récemment une forme d’« islamo-gauchisme » dans les universités : la responsabilité du monde académique. 

Le sens des mots
En repartant à la source, c’est-à-dire aux textes fondateurs des études sur les processus de racialisation mais aussi – autre mot tabou – intersectionnelles, Sarah Mazouz entend couper court aux nombreuses idées reçues sur ces mots qui déchaînent les passions avec pour objectif de « mettre en lumière le sens politique des différentes pratiques sémantiques qui s’en emparent ». 

Si le mot race « n’a pas bonne presse », marqué par le poids de l’histoire et ceux qui croyaient en l’existence des races, il est aujourd’hui employé par ceux qui entendent combattre le racisme, avec ses dérivés racialisation et racisation (notions privilégiées par les chercheurs « pour se prémunir des risques d’essentialisation » inhérentes à la « race ») afin de « montrer comment les hiérarchies raciales, qui sont présentées par les théories racistes comme naturelles, sont en fait socialement et historiquement produites ». On a donc affaire à un déplacement sémantique : l’objectif de Sarah Mazouz est ainsi de « défendre l’usage critique du mot race » pour « déjouer les actualisations contemporaines de l’assignation raciale ».

La différence dans l’emploi entre racisation (plus « militant ») et racialisation est selon Sarah Mazouz d’abord liée aux références (W.E.B du Bois et F. Fanon pour la racialisation, C. Guillaumin pour racisation), mais aussi à une dimension plus processuelle pour racialisation : on désigne ainsi des « logiques de production des hiérarchies raciales », quand la racisation est plus restrictive en désignant, elle, la manière dont un « groupe dominant définit un groupe dominé comme étant une race ». 

Historiciser
L’emploi de la notion de race devient ainsi, en sciences sociales, un outil pour désigner un rapport hiérarchique social (ou une « infériorisation ») « au même titre que la classe ou le genre ». Sarah Mazouz appelle donc à « rompre avec cette fétichisation du terme » en dressant l’analogie avec la manière dont la notion de classe sociale, avant d’acquérir sa dimension analytique et critique avec Marx et les penseurs socialistes, avait d’abord servi à une « lecture naturalisée des rapports sociaux », ajoutant que l’une des « leçons du marxisme est de rappeler le sens historique et social des concepts et que les sens et les usages qu’on en fait évoluent et sont à historiciser ».

La race est néanmoins au cœur des polémiques, politiques ou universitaires : la race et – au-delà – l’intersectionnalité, sont présentées comme source des maux de l’université et d’un « tournant identitaire ». Il en est plus spécifiquement question dans le second essai, Pour l’intersectionnalité. S. Mazouz et E. Lépinard rappellent que le marxisme est au fondement des études intersectionnelles qui analysent la conjonction entre les discriminations subies au titre de la classe, du genre et des logiques de racialisation donc. 

Analyser et contextualiser les discriminations
La notion, élaborée « par des théoriciennes féministes racisées pour désigner et appréhender les processus d’imbrication et de co-construction de différents rapports de pouvoir » dans les années 1980 est aujourd’hui fortement critiquée par S. Beaud et G. Noiriel. L’intersectionnalité, accusée de « promouvoir une vision communautarisme du monde, réifiée et rigide des rapports sociaux », appelle au contraire à « sortir d’une lecture strictement arithmétique de la domination pour insister sur les configurations plurielles et toujours contextualisées dans lesquelles les différents rapports sociaux s’articulent ». L’intersectionnalité se formalise ainsi avec Kimberlé K. Crenshaw comme un moyen d’interroger « l’essentia­lisme des catégories de l’action publique » qui ne permettait pas de prendre en compte la situation des femmes immigrées victimes de discriminations en raison de leur condition « minoritaire ». Dire que l’intersection­nalité oublie la classe serait donc méconnaître les grande références des études intersectionnelles et notamment l’ouvrage fondateur Woman, Race and Class d’Angela Davis (1981), même si, de fait, l’intersectionnalité remet en cause le « primat » de la classe sociale en « pointant le fait que tout rapport social est fondamentalement articulé avec d’autres » en refusant « une logique simple du cumul des désavantages pour privilégier l’analyse de processus sociaux dynamiques » et en proposant une « complexification de l’analyse des régimes d’oppression ». 

Rappelons que si c’est aujourd’hui l’intersectionnalité qui est l’objet de critiques, c’étaient hier les études de genre. Ces dernières semblent pourtant aujourd’hui plus institutionnalisées mais également indispensables pour l’analyse des phénomènes contemporains relatifs à la mise à l’agenda des discriminations subies (#MeToo, etc.). Il ne faut pas non plus faire de l’intersectio­n­nalité ce qu’elle n’est pas : S. Mazouz rappelle qu’elle ne prétend pas être une « théorie du social » mais permet de questionner des « points aveugles dans l’analyse », de « construire du commun sans avoir à passer par une abstraction des différences [en] invitant à produire un universalisme concret ». 

C’est un défi que tentent de relever ces ouvrages éclairants et militants qui prolongent la discussion scientifique mais aussi publique – si vive –, en rappelant ce que disent concrètement les tenants des études intersectionnelles, au-delà des caricatures faciles.

Arthur Delaporte

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