vendredi 26 avril 2024
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Des statues, de l’histoire à l’actualité par GILLES VERGNON

Contextualisation ou destruction : quand des statues sont rattrapées par les humeurs et les passions du temps présent… À propos du livre de Jacqueline Lalouette, Les statues de la discorde, Passés/Composés, 2021, 240p, 17€)

Les statues meurent aussi… Ce titre d’un célèbre documentaire d’Alain Resnais (1953) évoquant la place de l’art africain dans les musées français, des décennies avant l’ouverture du musée du quai Branly, conviendrait à l’essai de l’historienne Jacqueline Lalouette. Elle étudie la « fièvre iconoclaste mondiale » de destructions, macules ou déprédations de statues de personnages aussi différents que le général Lee, Christophe Colomb, Gandhi, Cervantes, Colbert ou la « petite sirène » de Copenhague, tous amalgamés comme incarnations de la domination « coloniale » ou « blanche ». 

L’ouvrage propose d’abord une minutieuse recension mondiale des assauts subis par les « statues de la discorde », pour l’essentiel en Amérique du nord et en Europe occidentale. Chaque description d’un acte de vandalisme est accompagnée d’une signalétique du monument visé, du contexte de son érection, d’une courte biographie du personnage représenté, des griefs qui lui sont adressés. À ce titre, la dimension documentaire du livre en rend déjà la lecture indispensable à quiconque s’intéresse à ces questions. La dimension chronologique n’est pas oubliée et l’auteure rappelle à juste titre que, si la mort atroce de George Floyd le 22 mai 2020 en fut le catalyseur, c’est trois jours auparavant que deux statues de Victor Schoelcher en Martinique furent abattues, et que le vandalisme « politique » s’inscrit dans une longue histoire… 

Reste à analyser et à comprendre le sens de ces assauts. Certains sont, sans pour autant les justifier, faciles à expliciter : la statue du général Lee à Richmond (Virginie) à la gloire des armées confédérées, retirée par le gouverneur de cet État le 4 juin, celles d’autres généraux sudistes, celle du roi Léopold III à Bruxelles, vandalisée le même mois, celles d’autres grands « coloniaux » comme le général Bugeaud, sont un rappel explicite de la domination coloniale, et ces personnages n’ont guère d’autres titres à faire valoir. Pour d’autres, seule prévaut une lecture sélective de leurs actes et réalisations, comme pour Napoléon, dont la statue équestre à La Roche-sur-Yon fut maculée de peinture rouge dans la nuit du 25 au 26 juin 2020, Churchill ou surtout Colbert, pour le Code noir, qu’il n’a d’ailleurs pas promulgué. 

Passions purificatrices…
Mais comment comprendre les déboulonnages des statues de Schoelcher, à l’origine du décret d’abolition de l’esclava­ge, de celle de Lincoln à Portland, les menaces contre les statues de Gandhi à Leicester et Amsterdam, voire, plus ridicules encore, contre l’effigie de Jules César à Velzeke en Flandre, ou contre la « petite sirène » des Contes d’Andersen qualifiée de Racist Fish ? À l’évidence, ces passions destructrices sont aussi (surtout) des passions purificatrices qui s’inscrivent dans l’entreprise politique dite « décoloniale » selon laquelle l’ « Occident », pris comme un bloc indivis, est ontologiquement, structurellement coupable de l’ensemble des discriminations présentes qui le renvoient à son passé colonial. Celui-ci semble concerner d’ailleurs, au mépris des faits, l’ensemble de son histoire, jusqu’à la plus lointaine : comment comprendre sinon la mise en cause de Jules César (!), du marchand médiéval Jacques Cœur (à Bourges), de Cervantes (à San Francisco), ce dernier lui-même esclave cinq ans à Alger.

Jacqueline Lalouette, dans la dernière partie du livre, esquisse des pistes de réponses. Pas question, pour elle, de détruire des statues : celles-ci, en sus de leur valeur artistique et patrimoniale, sont des buttes-témoin, des bornes d’une histoire dans laquelle on s’inscrit, avec ses ombres et ses lumières, qui, souvent coexistent dans l’œuvre des figures statufiées. Il est préférable de proposer des plaques explicatives contextualisant leur action. À défaut, il ne faudrait retenir que des « purs » correspondant aux critères contemporains (en attendant leur éventuelle mutation dans le futur…), et il n’en resterait guère. On peut, bien sûr, ériger « de nouvelles statues pour de nouveaux héros » et mieux honorer de belles figures, telles les Guyanais Félix Eboué et Gaston Monnerville, deuxième personnage de l’État de 1947 à 19681. Il convient, dans tous les cas, de conserver intelligence et mesure, et de conclure avec Franz Fanon : « je n’ai pas le droit de me laisser engluer par les déterminations du passé ». 

Gilles Vergnon

1. Gaston Monnerville est honoré par trois bustes, à Cayenne, Paris (sur l’esplanade qui porte son nom) et Saint-Céré (Lot).

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