jeudi 25 avril 2024
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« Il suffit d’écouter les femmes…» par FRANCOISE GOUR

Il y a peu nous déplorions que du fait de la rareté des sources l’histoire des femmes fût pleine de trous. Ces deux ouvrages récents apportent un démenti bienvenu à cette opinion déprimée, deux sommes à la fois encyclopédiques et synthétiques, proches par leurs thématiques et les périodes étudiées. A propos des ouvrages de Yannick Ripa, Histoire féminine de la France.De la Révolution à la loi Veil, Belin, Coll Références, 2020, 766p, 41€ et Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel, Ne nous libérez pas, on s’en charge, La découverte, 2020, 510p, 25€ . Article paru dans L’OURS 505, février 2021.

L’ambitieux essai de Yannick Ripa, à l’iconographie inventive et soignée, destiné à n’en pas douter à devenir un manuel fort utile aux générations d’historiennes et d’historiens d’avenir, ose le bilan de cinq décennies d’histoire des femmes. Tout aussi érudit et richement documenté, Ne nous libérez pas, on s’en charge, le travail collectif d’un trio d’historiennes d’âges et d’expériences différentes propose « un récit renouvelé de l’histoire des féminismes » en France. Le pluriel a son importance.

Une entrée dans l’histoire empêchée
Trois pas en avant, trois pas en arrière… La chanson qui faisait danser les cortèges féministes des années 1970 résume l’histoire des femmes depuis 1789. À chaque crise, les féministes ont poussé leurs pions dans l’espoir d’une amélioration de leur sort. Chaque sortie de crise a vu la société phallocratique reprendre ses droits, c’est-à-dire priver les femmes des leurs, souvent modestes, conquis à la faveur des troubles précédents. Ce va-et-vient rythme le récit de Yannick Ripa qui démarre le 5 octobre 1789, jour où les femmes en tant que telles sont entrées dans la geste révolutionnaire. La Révolution, qui les avait déjà évincées de la citoyenneté par une Déclaration des droits de l’homme à prendre au sens strictement sexué du mot, ne leur en fut guère reconnaissante. Le pouvoir masculin leur donna des médailles et n’eut de cesse qu’elles ne recommencent pas. Elles ont recommencé ! Et n’ont cessé de revendiquer leurs droits civiques, elles ont pétitionné (seul droit qui leur restait), elles ont écrit, manifesté, combattu, on les a guillotinées. Le mouvement féministe, sinon le mot, était né. 

Ravalées au rang de mineures par le Code civil napoléonien, rendues à l’Église par la Restauration, les femmes entraient dans un siècle hostile. Le XIXe fut celui du genre qui a ajouté de la différence à la différence, resserrant les femmes dans la sphère privée, les privant de capacités, de droits civils et de velléités politiques. Mais chaque révolution les a vu descendre dans la rue pour réclamer des droits, obstinément. Leur ténacité a porté des fruits : la IIIe République, régime « sans femmes », n’a pu empêcher la multiplication des « premières fois », première femme médecin en 1875, premières agrégées en 1883, premières avocates en 1900, premières électrices aux prud’hommes en 1907…

1914 promettait d’être l’année de la revendication suffragiste. La guerre a tout arrêté. Toujours soumises au Code civil, les femmes n’en ont pas moins remplacé les hommes mobilisés dans tous les secteurs d’activité. Le pouvoir masculin ne tolérant le fait que parce qu’il n’envisageait la poussée des femmes dans la vie sociale et économique que comme temporaire. De retour du front, les hommes ont repris la place et les femmes sont retournées dans leur statut d’avant le conflit. Chacun dans son genre ! Les Françaises sont restées privées du droit de vote tandis que l’obsession nataliste leur imputait la responsabilité du déclin démographique. Sur le plan des mœurs, en revanche, elles ont poursuivi leur résistible mais inexorable émancipation. En la matière, les lois ne cessaient d’être à la traîne de la société. 

La fin de la Seconde Guerre mondiale ne marqua aucun retour en arrière. Des femmes avaient résisté, à égalité de risque avec leurs camarades masculins. De Gaulle en prit vite acte ; l’ordonnance d’avril 1944 mit « fin [à] l’exclusion des Françaises de la démocratie ». L’égalité civique acquise, restaient aux femmes à l’investir. Mais la « France virile » de l’après-guerre et le baby-boom les rivaient à la maternité. Le féminisme était « au creux de la vague », la société à la traîne du droit.

Un féminisme renouvelé
« …trois pas sur le côté… » Alors que les saint-simoniens l’avaient dès l’origine lié à la question sociale, le féminisme n’a plus par la suite trouvé d’appui solide auprès de la gauche française qui considérait sa revendication portée par les femmes les plus éduquées de la société comme « bourgeoise ». La faute à Proudhon ? Dans les partis, l’émancipation des femmes est longtemps restée une question subalterne, une « contradiction secondaire » disaient les marxistes. Quant à Mai 68, mouvement révolutionnaire à l’ancienne tant les inégalités de genre y furent exacerbées, surjouées, il fixa pour les féministes un point de non-retour. On ne les y reprendrait plus. En 1970 naissait le MLF, nébuleuse non mixte, dégagée de toute tutelle partisane perçue comme masculine, dotée d’un « menstruel », Le Torchon brûle, à distance de l’extrême gauche si sourde à la spécificité du combat des femmes. 

Après la Seconde Guerre mondiale, le féminisme s’est renouvelé. Dans le sillage du Deuxième sexe, le combat des femmes s’est concentré sur la réappropriation de leur corps et la dénonciation de la misogynie. Simone Veil s’excusant « de venir devant cette assemblée si masculine évoquer des problèmes de femmes » commente non sans ironie ce double enjeu. On se souvient comment des députés la reçurent !

À l’initiative du Manifeste des 343 du Nouvel Observateur, le MLF fit de la libéralisation de l’avortement son combat politique, déclenchant une campagne d’une l’ampleur telle que, malgré une majorité de droite très hostile, et une absence criante d’élues (9 femmes à l’Assemblée, 7 au Sénat), le parlement finit par voter une loi limitée mais révélatrice de l’impact des revendications féministes dans la société. Ayant imposé la présence du corps des femmes au cœur du discours politique, les militantes purent concentrer leur force contre ce qui était pour elles le symbole de l’oppression, le viol. Sonnée par Gisèle Halimi devant la cours d’assise d’Aix-en-Provence en mai 1978, la charge était reprise par les médias tandis qu’à l’extrême gauche, des hommes s’obstinaient à contester le recours à la justice « bourgeoise » taxé de contre-révolutionnaire. Surtout quand le violeur, fût-il multi-récidiviste, était un prolétaire immigré de surcroît. Étrangement, la question de savoir ce qu’il convient de penser quand la violée est pauvre et immigrée ne se posait pas. 

Les féminismes
Bafoué ou non, le corps féminin était devenu le socle de la théorie féministe, incarnation d’une « altérité absolue » elle-même source d’un discours radicalement différent de celui, dominant, des hommes. Ce courant de pensée essentialiste, très éloigné du « On ne naît pas femmes on le devient » de Beauvoir, développé par des intellectuelles comme Luce Irigaray, Hélène Cixous ou Catherine Clément, et appelé « différentialisme » servirait trente ou quarante ans plus tard à justifier des idéologies clivantes peu favorables à la promotion des femmes. Mais à l’époque, il alimentait une effervescence littéraire et artistique d’un dynamisme tel qu’il a fait du féminisme un mouvement culturel majeur, « la dernière avant-garde » a-t-on écrit. 

Il a aussi débouché sur la création au sein du MLF d’un groupe d’homosexuelles, lesbiennes comme elles choisirent de se nommer, doublement opprimées, en tant que femmes et en tant qu’homosexuelles, et instillé un séparatisme qui trouva son acmé dans Le corps lesbien de Monique Wittig, paru en 1973, où l’auteure proclamait que « les lesbiennes [n’étaient] pas des femmes ». Le genre qui avait tant pesé sur les femmes revenait, dans la pensée féministe cette fois. 

Le MLF se déchirait, mais le féminisme se diffusait dans la société. Avec l’arrivée de la gauche au pouvoir, il s’est institutionnalisé sous la poigne d’Yvette Roudy, féministe chevronnée, traductrice de La femme mystifiée de Betty Friedan. Loin du radicalisme essentialiste, le combat féministe, plus diffus, s’attaquait au bastion des pouvoirs, universitaire, économique et politique. La victoire de Ségolène Royal aux primaires socialistes de la présidentielle en 2006 et la réaction de nombre de ses « camarades » montraient la longueur du chemin parcouru et de celui qui restait à parcourir. À Creil, « L’affaire du foulard », à la rentrée 89, dont « on  fit une affaire d’État » dressait les féministes les unes contre les autres, commençait de creuser une fracture durable. Pendant ce temps, loin des débats virulents, la société vivait sur les acquis ; le discours féministe semblait en reflux. Entre 1980 et 2010, il n’était pas rare qu’une femme prenne ainsi la parole : « Je ne suis pas féministe, mais… » 

Les questions actuelles
Cette époque est révolue. Le mouvement #MeToo a rebattu les cartes. Une nouvelle génération de féministes, formées « dans le cadre familial, militant, ou universitaire » a multiplié les terrains et les formes de lutte, articulés à ceux du mouvement LGBT. Ce qui transforme peut-être l’histoire. Les militantes d’aujour­d’hui renouent les revendications, les slogans, l’humour et la créativité des années 70. Mais l’articulation, qui n’est pas nouvelle (en son temps Condorcet associait déjà l’émancipation de femmes et celle des esclaves) du féminisme avec d’autres émancipations est devenue un enjeu clairement identifié. L’intersectionnalité, notion venue d’Amérique, qui enchevêtre les différents facteurs de domination, genre, classe et race, sort le combat des femmes de la marginalité. Mais elle le complexifie. Au risque de le diviser davantage.

Au-delà de la poignée d’héroïnes admises, ces deux ouvrages construits sur une masse inédite de documents découvrent aux lecteurs une foule de femmes et d’hommes qui collectivement ont fait l’histoire du féminisme et l’ont écrite. Remercions les quatre historiennes d’avoir exhumé leurs paroles.
Françoise Gour

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