On sait que le mot socialisme est apparu vers 1830 sous la plume de Pierre Leroux, un adepte du socialisme qu’on a dit « utopique ». Avec Étienne Cabet (1788-1856) on a même pu parler de communisme utopique. Mais pourquoi a-t-il voulu l’implanter d’abord en Amérique ?
Yves-Noël Labbé, Allons en Icarie !, Etienne Cabet et le rêve américain, L’Harmattan, 2019, 170p, 18,50€
Ingénieur féru de poésie et passionné par les utopistes (Proudhon, Leroux, Nadaud), Yves-Noël Labbé a voulu sortir Étienne Cabet de l’oubli dans lequel il était tombé. Il s’est attaché surtout à son grand projet : initier une communauté d’êtres libres, égaux et fraternels dans le nouveau monde pour servir d’exemple et d’appui à la construction d’une société socialiste. Cabet lui avait donné un nom baudelairien : l’Icarie.
Issu d’une famille dijonnaise assez aisée, Cabet a bénéficié d’une éducation assez particulière, en autogestion en quelque sorte, sous le regard de Jacotot, connu pour sa pédagogie du « maître ignorant ». Ses études de droit à Paris l’ont orienté vers une carrière d’avocat. En 1815, il ne supporte pas la Restauration et s’engage dans une opposition qui reste modérée. Il fréquente le salon de Lafayette, avec son ami d’Argenson. Sans doute y découvre-t-il une image positive de la jeune Amérique. Il adhère à la Charbonnerie (comme d’ailleurs Louis-Napoléon Bonaparte !). Bon orateur, bon écrivain, il se fait un nom parmi les juristes de l’époque. Il participe aux journées de juillet 1830 depuis la mairie du 11earrondissement. Le ralliement de Lafayette au duc d’Orléans ne lui plaît guère. Il écrit d’ailleurs au futur Louis-Philippe pour lui demander de faire d’abord une Constitution. Il se lance alors dans la politique. Député de la Côte d’Or, il rejoint les républicains et, sous l’influence de Buanorotti, développe des idées socialistes. Il entend contribuer à l’éducation du peuple et fonde en 1833 un journal, Le Populaire. Il veut travailler à la défense et à la promotion du monde ouvrier, non par la violence, mais par la diffusion des idées socialistes. Il partage les idées de Proudhon, Leroux ou Fourier, mais il leur reproche de rester dans l’abstraction, il faut passer à l’acte. Il devient dangereux. Sous un mauvais prétexte, on lui intente un procès et il écope de deux ans de prison et 5 ans d’inéligibilité. Sa peine est commuée en cinq d’exil, ce qu’il accepte difficilement.
Une nouvelle Utopie
Il restera à Londres jusqu’en 1839. Il s’y marie avec une dijonnaise qui partage ses idées. Il profite de son séjour pour écrire nombre d’articles, mais aussi un livre : Voyage en Icarie. Il s’inspire de la méthode de Thomas More qui avait exprimé ses idées sociales à travers une île imaginaire appelée « Utopie ». De retour en France, il le fait publier en 1840. C’est le projet d’une société fondée sur une « vie bonne », dans une parfaite égalité et selon une organisation « communautaire ».Â
Quelques extraits donnent la tonalité de l’ouvrage :Â
« Tous les Icariens étant associés et égaux, tous doivent exercer une industrie et travailler le même nombre d’heures….Nous sommes tous nourris, vêtus, logés et meublés avec le capital social et nous le sommes tous de même, suivant le sexe, l’âge et quelques autres circonstances prévues par la loi….L’éducation est considérée chez nous comme la base et le fondement de la société. La République la fournit à tous se enfants… ».Â
Cabet fait reparaître Le Populaire qui connaît un grand succès. Les abonnés vont constituer la base des futurs Icariens. Il ne croit pas à la révolution que prévoient Marx et Engels, elle est trop lointaine et ce n’est pas dans la vieille Europe que peut se construire une nouvelle société. La campagne des banquets l’indiffère, il faut passer à l’action. Le 9 mai 1847, il lance un appel à fonder l’Icarie. Sur les 100 000 lecteurs du Populaire, un nombre significatif se dégage pour former des contingents de volontaires prêts à partir pour la future Icarie. Ce sont surtout des artisans, mais on trouve toutes les catégories sociales. Ils s’engagent à être « des soldats de l’humanité, avec tous les devoirs que ce titre impose », selon la charte qu’ils doivent approuver. Cabet est allé à Londres consulter Owen qui avait fondé auparavant dans l’Indiana New Harmony (qui a duré 5 ans). Sur ses conseils, il contacte les autorités du Texas qui fournissent des terres aux immigrants. Son représentant négocie une installation en amont de la Rivière rouge. Un premier contingent part en janvier 1848 pour s’y établir. Ils y arriveront péniblement et trouveront une terre assez inhospitalière.
J.Y. Labbè, qui a consulté les archives et les ouvrages antérieurs, nous décrit en détail les aventures et mésaventures qu’ont connues les différents contingents qui ont gagné l’Amérique. Cabet devra lui-même les rejoindre en décembre 1848 pour maintenir le moral des pionniers. Ils sont une centaine, renouvelés à plusieurs reprises, ils monteront jusqu’à 280 fin 1849. Ils sont installés désormais près de la ville de Nauvoo dans l’Illinois, chez les Mormons. Le financement est assuré par le Bureau de Paris où travaillent Mme Cabet et sa fille. De son côté Cabet parcourt les différents États d’Amérique pour recueillir dons et souscriptions. Il va devoir revenir en France, car on lui a intenté un procès sur la base de témoignages et d’accusations d’anciens Icariens mécontents. Il est d’abord condamné à deux ans de prison et une forte amende, mais il fait appel en mai 1851 et grâce à son talent d’avocat et à ses relations, il gagne ce nouveau procès et est acquitté en juillet 1851. Il reprend sa campagne en France, mais le nouveau régime le fait arrêter en janvier suivant. Il est à nouveau expulsé vers Londres où il retrouve d’autres proscrits comme lui. Il envisage de lancer avec eux un journal, mais il va devoir rejoindre Nauvoo. La communauté icarienne s’est divisée, certains ne supportent plus la constitution de départ et veulent l’amender. En juillet 1852, Cabet revient et rétablit l’ordre : pas question de changer la charte sur laquelle tous se sont engagés. Les minoritaires partiront. L’assemblée générale réélit Cabet président chaque année jusqu’en 1855. En février 1856 la communauté se divise à nouveau. A l’assemblée générale deux groupes s’opposent. Cette fois Cabet perd la majorité. Il est exclu et Nauvoo va se poursuivre avec un régime très assoupli. Avec ses partisans Cabet part à Saint-Louis pour rebâtir une communauté selon ses principes, mais malade et épuisé, il meurt le 8 novembre 1856.
Une postérité
Les compagnons de Cabet décident néanmoins de poursuivre son œuvre. Ils sont 150 à s’installer en 1856 à Cheltenham dans l’Iowa. Ils prendront le parti des Yankees lors de la guerre de Sécession. Leur nombre se réduit encore, mais un rebond se produit avec des jeunes qui ont vécu ou suivi la Commune de Paris. Ils partagent l’idéal de Cabet et lancent en 1879 la Jeune Acadie. Ils s’opposent aux vieux Icariens qui ont fondé New Icaria en Californie. Ces derniers survivent durant les années 80, mais en février 1895, à l’Assemblée générale, il n’y a plus de candidat pour prendre la présidence et l’association décide sa dissolution.
Jean-Yves Labbé a donné à son livre un titre engageant qui reprend celui de l’appel de Cabet en 1847 : « Allons en Icarie ! » Il fournit un récit détaillé de cette aventure, avec ses multiples rebondissements. Il y ajoute des extraits significatifs des textes fondateurs et même des chants qui les accompagnent. Il ne faut pas oublier cependant la dynamique qui est ainsi mise en œuvre. Elle est une réponse à l’évolution sociale que produisent la révolution industrielle et l’urbanisation qui l’accompagne. Le socialisme est alors un horizon qui donne du sens au combat pour la dignité des hommes et des femmes qui sont à la fois les acteurs et les victimes de ces transformations. Il est utopique, parce qu’il ne s’inscrit pas dans l’histoire, comme le pensent les marxistes. Il dépend de la volonté et de l’engagement des travailleurs. Pour Cabet comme pour Fourier et autres « utopiques », c’est à eux qu’il revient de construire leur propre société en lui donnant un sens socialiste. Ils choisissent le nouveau monde, celui des Amériques, pour en constituer les prémisses, car il faut faire table rase. Tel était leur rêve, leur illusion sans doute, mais l’utopie peut être un moteur de l’action quand il faut inventer et non pas appliquer une doctrine. Ils ont d’ailleurs ouvert la voie aux pratiques mutualistes et coopératives qui ont marqué l’histoire du mouvement ouvrier et entraînent encore aujourd’hui une bonne part de l’opinion. À travers Cabet, on retrouve Proudhon dont il fut l’ami et le partenaire, c’est-à -dire un socialisme où égalité et liberté se conjuguent ensemble.
Robert Chapuis