AccueilActualitéLe wokisme met-il en cause l’idéal universaliste ?, par ALAIN BERGOUNIOUX

Le wokisme met-il en cause l’idéal universaliste ?, par ALAIN BERGOUNIOUX

La thèse du livre se résume simplement. Les courants politiques et idéologiques qui font des identités, à partir de la race supposée, du genre, de la religion, la grille de lecture de toutes les réalités politiques et sociales, mettent en cause le fondement essentiel de la démocratie, l’idéal universaliste, autrement dit le postulat de l’égalité en droits des hommes et des femmes. Loin de contribuer à construire des sociétés plus justes, ils nourrissent le conflit et la compétition permanents. Il y a, donc, bel et bien, un « piège identitaire » qu’il faut, d’abord, comprendre, car il repose sur un constat de réelles inégalités et discriminations, et ensuite dénoncer, car il affaiblit des démocraties, aujourd’hui attaquées de l’intérieur et de l’extérieur.

Effort pédagogique
Le propos n’est pas neuf. Il s’inscrit dans un débat déjà nourri aux États-Unis et en Europe. Mais tout dépend, évidemment, de la manière dont il est conduit. Et, de ce point de vue, l’auteur fournit un grand effort pédagogique pour exposer les arguments qui s’opposent, sans les caricaturer d’un côté comme de l’autre. Des lecteurs pourront trouver que le style pédagogique est trop insistant, avec de fréquentes répétitions pour baliser le chemin parcouru, mais cela contribue, aussi, à la clarté du propos. Le souci de prendre des cas concrets pour illustrer les arguments va dans le même sens, en rendant la lecture aisée. Toutefois, la volonté de l’auteur qu’ils servent, en quelque sorte, de preuves ne suffit pas à rendre compte de l’ampleur réelle des phénomènes étudiés, alors qu’il est dit dans la conclusion que la vague du « wokisme » est, peut-être, en train de reculer. C’est une faiblesse pour la démonstration d’ensemble.

Origines intellectuelles et idéologiques du wokisme
Quoi qu’il en soit, les lecteurs tireront profit des analyses présentées dans chacune des quatre parties qui composent l’ouvrage. La première revient sur les origines intellectuelles et idéologiques d’un courant qui a conquis une part de la gauche occidentale. Les contributions des penseurs français de la « déconstruction », au premier rang desquels Michel Foucault, qui ont remis en cause la notion de « vérités universelles » et mis à mal les « grands récits », ont conflué avec les effets idéologiques de la décolonisation et des luttes qui l’ont accompagnée, amenant à rejeter l’« occidenta­lisation » de la pensée. Aux États-Unis, dans une société marquée par les discriminations raciales, les limites du « mouvement pour les droits civiques » face aux inégalités persistantes ont amené une nouvelle génération à raisonner en termes de droits propres à donner à chaque minorité, et non plus dans l’espérance du « rêve » de Martin Luther King. La pensée du « genre » dans le mouvement féministe actuel est allée dans le même sens. On comprend, dès lors, pourquoi Yascha Mounk parle de « synthèse identitaire ». La gauche est invitée à passer d’une analyse en termes de classe à une analyse en termes d’identités.

Déconstruire la synthèse identitaire
Les deuxième et troisième parties se lisent ensemble en exposant les raisons des succès de cette « synthèse identitaire » mais, aussi, celles de ses faiblesses. Prégnante, à partir des années 2000-2010, elle correspond à une tendance à une forte polarisation des sociétés occidentales, accentuée par les réseaux sociaux et le « nouveau régime médiatique » qu’ils façonnent. La gauche identitaire et la droite identitaire se sont nourries l’une l’autre, comme le démontre la situation actuelle de la société américaine. Mais ce qui voudrait être une nouvelle orthodoxie à gauche est une illusion dangereuse pour l’auteur. Car, contester les principes de la démocratie libérale – notamment les grandes libertés – ne permettra pas de bâtir de réelles solidarités et, par là, un progrès social durable. Si l’universalisme n’est vu que comme un moyen d’occulter les inégalités et les injustices, ce sont des sociétés fortement éclatées qui se profilent, avec des catégories qui se dresseront les unes contre les autres. Yascha Mounk tente de « déconstruire » à son tour les arguments des partisans de la politique des identités, en mettant en avant tout ce qui peut contribuer à lutter, efficacement, contre les injustices et les discriminations, sans conduire au séparatisme : à savoir, le respect d’un statut égal pour tous les membres d’une même société, la définition d’objectifs communs, la pratique d’une coopération entre les groupes sociaux, une politique active des autorités politiques. Cela veut dire que la compréhension de la diversité, aussi nécessaire soit elle, ne doit pas amener à faire l’économie d’une politique d’intégration. C’est tout l’objet de la quatrième partie du livre. Tous les développements tournent autour de l’idée qu’être sensible au racisme, au genre, aux différences de toute nature, n’implique pas l’abandon de l’espoir d’une société qui traiterait tout le monde dans un esprit d’égalité. Les individus sont libres d’avoir des appartenances diverses, mais ils doivent avoir la liberté fondamentale de ne pas être réduit à une communauté. Ce qui amène également à ne pas jeter par-dessus bord la notion de « méritocratie » qui, si elle va avec des inégalités, est aussi une incitation pour chacun à développer ses talents.

Toutes ces questions – on le comprend à travers ce compte-rendu – éclairent bien des débats actuels aux États-Unis, évidemment, mais aussi en France, avec nos spécificités comme notre laïcité. Le lecteur trouvera peut-être que la « sagesse » de l’auteur est un peu trop « tiède ». La conclusion comporte ainsi quelques conseils : « ne pas restreindre la liberté d’ expression », « ne pas diaboliser les autres », « ne pas devenir réactionnaire ». Mais cette « sagesse » correspond à des équilibres qu’il faut trouver. Le jusqu’au-boutisme des « identitaires » est éminemment critiquable, mais il traduit aussi des réalités de nos démocraties qui sont trop inégalitaires.
Alain Bergounioux
(article paru dans L’ours 534 mars-avril 2024)

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