mardi 16 avril 2024
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Intellectuels et socialistes : mission impossible ? par Daniel Lindenberg

Cet article de notre ami Daniel Lindenberg, membre du comité éditorial de notre revue, a été publié dans le cadre de notre droit d’inventaire n° 1 ouvert dans L’OURS n°388 en mai 2009 consacré à la question des relations entre les socialistes et les intellectuels. On y retrouve son érudition et son regard acéré sur le monde politique et intellectuels. Ces analyses vont nous manquer.

Voici comment en 1934, Paul Faure, secrétaire général du Parti socialiste SFIO traitait dans un manuel de propagande de la « grande détresse des intellectuels » :

« Puissent nos jeunes intellectuels qui roulent présentement leur désespérance sur le pavé des grandes villes, profiter de la leçon [du chômage dû à la crise] et comprendre que le socialisme seul pourra utiliser leurs connaissances, leur valeur, et leur assurer des conditions d’existence, de dignité, d’indépendance et de sécurité » (Au Seuil d’une Révolution, Imprimerie nouvelle, Limoges).

Pour le « marxiste » Paul Faure, il apparaît évident que la question des intellectuels est une simple déclinaison de la « question sociale » en général. Alors que le Parti est guidé de fait par un intellectuel (au sens « dreyfusien ») qui a fait ses premières armes politiques dans l’Affaire, le responsable de l’Appareil ne souffle mot dans un ouvrage de près de trois cent pages, de la « Mystique » pour employer la terminologie de Péguy qui a animé les défenseurs de la Justice et de la Vérité, se contentant de renvoyer dos à dos en quelques phrases morale laïque et enseignements de l’Église. Paul Faure ne s’adosse en fait qu’au refus de la guerre, encore toute proche, et ne semble pas soucieux de faire appel aux « connaissances » des « jeunes intellectuels » restés sur le pavé. Pour meubler l’attente de la Révolution qui monte, il lui suffit d’aligner les citations de Jules Guesde, de Marx, de Jaurès (moins nombreuses à vrai dire…) et de foudroyer le révisionnisme des néo-socialistes.
Ce texte, auquel je n’aurai pas la cruauté de comparer telle production d’un responsable socialiste actuel, est tout à fait révélateur, dans ce qu’il dit et dans ce qu’il ne dit pas. Depuis sa naissance en tant que mouvement pesant réellement sur la scène politique, il faut bien constater que le socialisme français a joué de malchance avec les intellectuels. Au moment où le groupe de normaliens (Lucien Herr, Jaurès, Albert Thomas) qui a tant fait pour l’Unité touche au but, c’est aussi l’heure (1905 !) du retournement de beaucoup d’anciens dreyfusards. La grande idée d’une « insurrection permanente des savants » contre l’obscurantisme et l’injustice, qui avait été encore celle du jeune Péguy et de l’aile marchante des Universités populaires, se perd dans les sables des manœuvres d’appareils.
Et de fait, alors que certains se retirent sur la pointe des pieds, désenchantés par les compromis incessants entre factions auxquels se résument trop souvent la vie du Parti, les rares entreprises qui prolongent le socialisme universitaire de la grande époque (
Les Cahiers du Socialiste, les recherches de Charles Andler sur la civilisation socialiste) auxquels on peut ajouter pour faire bonne mesure les incursions d’un Marcel Sembat ou d’un André Lebey dans les questions que l’on nommerait aujourd’hui « culturelles » ne peuvent cacher le dilemme dans lequel la jeune SFIO s’enferre pour longtemps. De l’extérieur, et avant tout dans l’élite ouvrière qui se reconnaît dans le syndicalisme révolutionnaire, le Parti unifié apparaît comme une machine parlementaire, créée par des « intellectuels », c’est-à-dire par des techniciens du discours étrangers au monde du travail à leur exclusif profit. On sait quelle sera la fortune de cette topique commune aux théocrates et aux anarchistes lorsqu’elle fera du mot même d’« intellectuel », avec ou sans majuscule, un signe d’infamie. Les socialistes seront donc les premiers à subir ce stigmate, sans pourtant bénéficier du concours du « pouvoir spirituel » véritable qui leur semblait, au lendemain de « l’Affaire », légitimement promis. Certes, grâce à l’action du petit état-major de la rue d’Ulm, une partie notable de la Haute Université (la « Sorbonne ») leur reste acquise. Mais aucun grand nom de la littérature ou de l’art ne figurera parmi les prises du Parti, fût-ce à ses marges.

LES RENDEZ-VOUS MANQUÉS
Les lendemains de 14-18, où l’on a vu les hommes d’Albert Thomas (Léon Blum, François Simiand) faire l’expérience du pouvoir, voient le jeune mouvement communiste, surfant sur le rejet de la guerre, rafler la mise que le parti unifié n’a jamais pu mettre de son côté. Car comme l’avait très bien vu Annie Kriegel, le mouvement Clarté, qui regroupe les intellectuels qui ont répondu aux appels pacifistes de Romain Rolland et de Barbusse, est un prolongement très visible, avec une relève de générations qui s’amorce, de ce qui se présentait avant-guerre comme un socialisme « universitaire » ou « d’éducation ». Nombre de ces bons élèves, rejoints par des « hommes de lettres » plus classiques passeront, au moins pour un temps au bolchevisme. Pratiquement aucun n’intégrera ou ne réintégrera « la Vieille maison »…
C’est à ce moment crucial que la deuxième malédiction grevant les rapports entre les intellectuels français (toujours au sens donné par le grand Paul Bénichou : un «
pouvoir spirituel laïque ») commence à peser. Et ce n’est toujours pas fini ! C’est une longue descente aux enfers qui commence, car si la social-démocratie signifie l’art du compromis, comme l’ont souligné il y a pas mal de temps déjà Alain Bergounioux et Bernard Manin, le moins qu’on puisse dire est que cela ne la rend pas là pour autant attractive pour les « clercs » qui confondent aisément, fidèles à leur surmoi jacobin, compromis et trahison ! Les artistes et les écrivains seront plutôt pris dans le champ magnétique des totalitarismes, suivis par une grande partie de ce qui subsiste du socialisme universitaire d’antan. Il n’est guère qu’un Raymond Aron pour s’affirmer socialiste, hors-parti il est vrai ; il ne sera pas suivi par l’autre étoile montante de la jeune génération, Claude Lévi-Strauss, qui abandonnera bien vite les commentaires théoriques de Marx et d’Henri de Man, pour de tout autres horizons.
Le drame est que le socialisme démocratique français n’a pas non plus engendré ses propres « intellectuels organiques », issus du terreau syndical, associatif ou religieux, comme ses frères d’Europe du Nord. Il a, par contre, continué à laisser se développer en son sein l’antiintellectualisme dont il a pourtant été le premier à souffrir. On se souvient des «
chers Professeurs » raillés en 1957 (il s’agissait de rien moins que Mandouze, Marrou ou Vidal-Naquet) en pleine guerre d’Algérie, la SFIO étant au pouvoir…
Et après ? Le rendez-vous de 1968 a été complètement manqué, comme le montre très bien Vincent Duclert. Pour autant la « deuxième gauche », composée en grande partie de gens qui n’avaient failli ni face à la guerre coloniale ni durant « Mai »,a-t-elle été à la hauteur des espérances qu’elle a suscitées ? La réponse sera de toute évidence plutôt mitigée. Il faudrait d’ailleurs mettre à part Pierre Mendès France, même s’il a été membre du PSU et symbolise les grands « colloques » des années 60, style Grenoble, qui préparaient une rénovation de la gauche politique et syndicale. Il est resté à mon sens plus un « Jeune-Turc » radical des années Trente, qu’un socialiste, ce qui n’enlève rien à ses mérites. C’est juste un problème pour la définition de l’objet : s’agit-il de République ou de socialisme démocratique
stricto sensu ?
La même ambiguïté pèse sur les travaux, par ailleurs salutaires et à marquer d’une pierre blanche, d’un Vincent Peillon, initiateur, rappelons-le, d’une « Bibliothèque républicaine », où l’on trouve de grandes intellectuels comme Quinet et Bouglé, qui n’ont jamais été socialistes. Preuve, s’il en était besoin, d’un problème identitaire qui perdure depuis Épinay. C’est en effet depuis ce congrès fondateur que dure un système qui a superposé aux vices non entièrement purgés du vieux socialisme clientélaire de type « municipal » les défauts d’une société de cour qui reproduit ce qu’on observe plus globalement dans le cadre des calamiteuses institutions de la Ve République (les médias sur lesquels on se focalise si souvent ne sont qu’un aspect du problème). Malgré toutes les tentatives récurrentes de « remettre au travail » les experts authentiques dans un tel système, il y a peu de chance que le cruel constat de Vincent Duclert : «
La gauche a rejeté la connaissance, comme elle a repoussé les intellectuels1 » perde sa pertinence dans un proche avenir.
Daniel Lindenberg

(1) Rappelons qu’en 1932, Charles Andler, dans sa Vie de Lucien Herr, posait un diagnostic identique : « Le parti socialiste n’étudie pas... », écrivait le grand germaniste. 
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