AccueilActualitéSuez 1956, la fin d’un monde, par CLAUDE DUPONT

Suez 1956, la fin d’un monde, par CLAUDE DUPONT

Denis Lefebvre nous en avait dĂ©jĂ  donnĂ© un rĂ©cit de l’affaire de Suez voici une dizaine d’annĂ©es. Mais il y revient dans cette rĂ©Ă©dition en enrichissant son ouvrage, Ă  la suite de la dĂ©couverte de nouveaux documents et de nouveaux tĂ©moignages. Cette fois, l’étude est pratiquement exhaustive et nous propose une lecture passionnante. A propos du livre de de Denis Lefebvre, Les secrets de l’expĂ©dition de Suez, Biblis, CNRS Éditions, 2019, 275p, 10€)Article paru dans L’OURS 493, dĂ©cembre 2019

Pour la gauche française, 1956 fut l’annus horribilis… DigĂ©rer en mĂªme temps les chars soviĂ©tiques Ă  Budapest et les parachutes franco-britanniques Ă  Suez, c’était un lourd menu. L’expĂ©dition de Suez reste encore le symbole de cette « politique de la canonnière » qui marqua l’expansion de l’impĂ©rialisme occidental et qui connut Ă  cette occasion son crĂ©puscule.

On connait la trame de l’évĂ©nement : un beau jour de juillet 1956, Nasser annonce « dans un Ă©clat de rire » la nationalisation du canal en mettant d’un coup fin Ă  la convention de Constantinople de 1888, signĂ©e pour 80 ans, qui assurait Ă  la zone un statut d’exterritorialitĂ© avec un libre accès garanti Ă  tous les pays. Mais Nasser interdit l’accès Ă  IsraĂ«l, et entend agir Ă  sa guise dans la gestion du canal. On comprend l’émoi des puissances europĂ©ennes. En 1955, sur 117 millions de tonnes de brut raffinĂ©es en Europe, 45 % transitent par le canal. Les intĂ©rĂªts britanniques en Jordanie et en Irak sont menacĂ©s, et la France, enferrĂ©e dans la guerre d’AlgĂ©rie, voit en Nasser le principal soutien du FLN. En outre, dix ans après la LibĂ©ration, Nasser fait entendre dans sa Philosophie de la RĂ©volution des accents qui avaient dĂ©jĂ  rĂ©sonnĂ© dans Mein Kampf : brutalitĂ© du discours, mĂ©pris des traitĂ©s, une haine anti israĂ©lienne qui mĂªle Ă©troitement antisionisme et antisĂ©mitisme… Or les socialistes français – Guy Mollet en particulier – ont beaucoup de sympathie pour IsraĂ«l, oasis de dĂ©mocratie au Moyen-Orient. Tout les pousse Ă  rĂ©agir vigoureusement. Et puis, Mollet avait Ă©tĂ© pacifiste en 1938. Il n’entendait pas lâ€™Ăªtre Ă  nouveau.

Seulement il y a un hic. La France et la Grande-Bretagne sont esseulĂ©es. L’URSS, heureuse de faire diversion, se dĂ©chaine, Ă©voquant mĂªme la possibilitĂ© de frappes nuclĂ©aires. Surtout, les États-Unis annoncent d’entrĂ©e qu’il n’y aura pas d’intervention militaire. C’est pourtant l’option choisie par Paris et Londres qui montent, avec IsraĂ«l, et dans un secret absolu un scĂ©nario cousu de fil blanc. C’est ce montage que nous dĂ©taille Denis Lefebvre dans un chapitre digne d’un thriller. IsraĂ«l, s’estimant menacĂ©, lancera une intervention qui donnera prĂ©texte Ă  ses deux compères de venir s’inter­poser entre les belligĂ©rants. Le 30 octobre, l’attaque israĂ©lienne inflige Ă  Nasser une première dĂ©route, que vient confirmer le dĂ©barquement franco-britannique le 5 novembre. Mais la pression amĂ©ricaine, avec la menace de Eisenhower de faire couler la livre britannique, conjuguĂ©e Ă  l’agressivitĂ© soviĂ©tique, fait plier Eden et entraine l’arrĂªt des opĂ©rations.

Pistes de réflexion
L’ouvrage ouvre d’intéressantes pistes de réflexion. Bien sûr, l’épisode fut catastrophique pour les deux pays européens. Non seulement les buts poursuivis étaient aléatoires, mais la gestion de l’opération fut défectueuse. Fin octobre, elle intervenait trop tard. L’alliance manquait de cohésion. Les Britanniques ont très vite montré des réticences et des hésitations. Pendant l’intervention, deux stratégies s’opposaient. Les Français voulaient foncer, les Anglais temporisaient, préférant nettoyer les poches de résistance avant de progresser, plus sensibles aux pressions internationales.

Si Guy Mollet porta largement le chapeau de cet échec, il ne faut pas oublier que l’inter­vention bénéficia en France d’un large soutien. À l’Assemblée, seuls les communistes et les poujadistes étaient opposés à une riposte énergique. En dehors d’Oreste Rosenfeld et de Marceau Pivert, tous les socialistes soutenaient le président du Conseil, qui avait aussi l’appui de tous ses partenaires ministériels, Chaban Delmas et François Mitterrand compris. Le général de Gaulle aurait seulement reproché à Guy Mollet d’avoir confié le commandement de l’expé­dition à un Britannique… En fait, nul ne proposait d’autre forme efficace de riposte. Le recours à l’ONU était dérisoire, compte tenu du droit de veto des grandes puissances, et la grande conférence internationale voulue par les États-Unis n’aboutit évidemment à rien. En fait, on était à une époque de grand basculement. La décolonisation s’accélérait et la conférence de Bandoeng venait de faire émerger une « troisième force » qui contribuerait à remettre en cause les équilibres mondiaux.On peut comprendre que les dirigeants français se soient vus placés devant un dilemme : ou reculer, à un moment important, ou réagir, en ne comptant que sur leurs propres forces. Cet épisode allait clore un chapitre des relations Nord-Sud. Il en annonçait un autre. Il laissa les Occidentaux, et, en particulier les Européens désemparés.

Claude Dupont

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