mardi 19 mars 2024
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Staline, la jeunesse voilà l’ennemi, par CLAUDE DUPONT

En avril 1935, Staline publia un décret prévoyant la possibilité d’infliger la peine de mort aux enfants de plus de 12 ans. Une des mesures les plus monstrueuses de son règne. (a/s de Jean-Jacques Marie, Des gamins contre Staline, Don Quichotte/Seuil, 2022, 297p, 20€)

À ce propos, Jean-Jacques Marie nous rapporte une anecdote bien révélatrice. Quelques mois après, Romain Rolland au faîte de sa renommée, est reçu par le maître du Kremlin, et lui susurre respectueusement que sa décision soulève quelques protestations en Occident. Staline lui ayant répondu qu’il s’agissait en fait d’une mesure  « pédagogique » destinée uniquement à faire peur aux « hooligans », l’auteur de Jean-Christophe se contenta de cette réponse et, une fois rentré, adressa quelques messages à Staline pour déplorer que son intention n’ait pas été mieux perçue en Europe. Exemple révélateur de la fascination qu’exercent sur tant d’intellectuels français des dictatures humainement abominables mais idéologiquement correctes.

Oppositions au régime
Ce que nous montre avec sa précision habituelle Jean-Jacques Marie, un des meilleurs historiens de la période soviétique, c’est qu’il y eut en Union soviétique, dès les années trente, une multitude d’associations clandestines créées par des adolescents, et même par des enfants qui marquaient leur opposition au régime ou, du moins, à son maître. Les noms étaient évocateurs :  Parti ouvrier antifasciste, Société des jeunes révolutionnaires, Parti communiste de la jeunesse et parfois même, franchement pittoresques : Société des chaînes brisées ou Vin de neige. Elles possédaient toutes trois caractéristiques essentielles. D’abord, la maigreur de leurs effectifs – des effectifs de groupuscules, inférieurs, en général, à la douzaine de membres. Puis, la modestie de leur activité : une poignée de tracts manuscrits, quelques lettres ouvertes, ils se contentaient, le plus souvent, de se réunir pour échanger des idées. Certains groupes tenaient plutôt du cercle littéraire, poétique surtout. La poésie, en cas de tyrannie, peut exercer un attrait subversif. Enfin, la brièveté de leur existence. Rapidement découverts, ces groupuscules étaient brutalement réprimés. Entre une Tcheka omniprésente et quelques gamins isolés, la partie était trop inégale. Le Parti ouvrier marxiste, fort de ses onze membres, vécut deux ans et demi. Un record. Il est vrai qu’il ne dépassa jamais le stade des projets, ce qui n’évita pas à son chef, L.Z. Berline, d’être fusillé en 1952.

Les motivations étaient fortes. Il y avait chez un certain nombre de jeunes une prise de conscience précoce d’un décalage intenable entre les promesses égalitaristes du marxisme officiel et les monumentales inégalités existantes, ainsi qu’une réaction contre les conditions de vie imposées au peuple. Et puis apparut cette masse d’enfants devenus orphelins, à cause de la guerre, mais aussi à cause des gigantesques purges qui se succédèrent. N’oublions pas les 750 000 Russes et allogènes liquidés en 1937, laissant tous ces enfants envoyés dans de bien rudes orphelinats, ou trainant à travers le pays, comme ces deux millions et demi d’enfants abandonnés recensés en 1948. Beaucoup de ces jeunes avaient été élevés par des parents foncièrement bolcheviks, et comprenaient mal que, soudain, on leur expliquât que ces mêmes parents étaient des ennemis du peuple. Certaines déclarations révélaient une prise de conscience précoce. Ainsi cette réflexion d’un tout jeune lycéen :  « La génération de nos pères a fait la Révolution, la génération suivante a défiguré le socialisme, nous, la troisième génération, nous devons rendre à l’idée socialiste sa pureté initiale. »

Ce qui pourrait nous étonner, c’est l’invraisemblable distorsion entre la modestie des forces opposantes et l’importance des moyens de répression. À Leningrad, une distribution clandestine de 144 tracts fait l’objet d’une lettre du ministre de l’Intérieur à Staline. Et pour démanteler le Duo du peuple, qui se composait effectivement de deux adolescents de Leningrad, on envoya de Moscou tout un groupe de tchékistes pour aider la police locale.

Rude parâtre

C’est que Staline a toujours éprouvé une peur particulière des nouvelles générations. Il était persuadé qu’elles engendreraient de redoutables opposants. On avait beau procéder à un encadrement ultra rigoureux de la jeunesse, la rupture de la moindre maille du filet pourrait provoquer le détricotement de l’ensemble. Alexandre Fadeïev, secrétaire de l’Union des écrivains, et lèche botte suprême, en fit l’amère expérience. Ayant écrit après la guerre La jeune garde, ce roman, décrivant la lutte héroïque de jeunes soviétiques contre l’Occupant nazi, connut un grand succès et fut porté à l’écran par Gherassimov. Ce qui déclencha une grosse colère de Staline qui demanda à Fadeïev de réécrire son livre. Il était dangereux de représenter une jeunesse agissant spontanément contre l’oppres­sion, sans être sous la ferme tutelle du Parti. Un exemple qui pourrait donner de bien vilaines idées à certains… Décidément, Staline, le Grand pédagogue, le Petit Père des peuples, fut pour les jeunes de son peuple un bien rude parâtre. 

Claude Dupont

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