AccueilActualitéStaline, la jeunesse voilà l’ennemi, par CLAUDE DUPONT

Staline, la jeunesse voilà l’ennemi, par CLAUDE DUPONT

En avril 1935, Staline publia un dĂ©cret prĂ©voyant la possibilitĂ© d’infliger la peine de mort aux enfants de plus de 12 ans. Une des mesures les plus monstrueuses de son règne. (a/s de Jean-Jacques Marie, Des gamins contre Staline, Don Quichotte/Seuil, 2022, 297p, 20€)

Ă€ ce propos, Jean-Jacques Marie nous rapporte une anecdote bien rĂ©vĂ©latrice. Quelques mois après, Romain Rolland au faĂ®te de sa renommĂ©e, est reçu par le maĂ®tre du Kremlin, et lui susurre respectueusement que sa dĂ©cision soulève quelques protestations en Occident. Staline lui ayant rĂ©pondu qu’il s’agissait en fait d’une mesure  « pĂ©dagogique Â» destinĂ©e uniquement Ă  faire peur aux « hooligans », l’auteur de Jean-Christophe se contenta de cette rĂ©ponse et, une fois rentrĂ©, adressa quelques messages Ă  Staline pour dĂ©plorer que son intention n’ait pas Ă©tĂ© mieux perçue en Europe. Exemple rĂ©vĂ©lateur de la fascination qu’exercent sur tant d’intellectuels français des dictatures humainement abominables mais idĂ©ologiquement correctes.

Oppositions au régime
Ce que nous montre avec sa prĂ©cision habituelle Jean-Jacques Marie, un des meilleurs historiens de la pĂ©riode soviĂ©tique, c’est qu’il y eut en Union soviĂ©tique, dès les annĂ©es trente, une multitude d’associations clandestines crĂ©Ă©es par des adolescents, et mĂŞme par des enfants qui marquaient leur opposition au rĂ©gime ou, du moins, Ă  son maĂ®tre. Les noms Ă©taient Ă©vocateurs :  Parti ouvrier antifasciste, SociĂ©tĂ© des jeunes rĂ©volutionnaires, Parti communiste de la jeunesse et parfois mĂŞme, franchement pittoresques : SociĂ©tĂ© des chaĂ®nes brisĂ©es ou Vin de neige. Elles possĂ©daient toutes trois caractĂ©ristiques essentielles. D’abord, la maigreur de leurs effectifs – des effectifs de groupuscules, infĂ©rieurs, en gĂ©nĂ©ral, Ă  la douzaine de membres. Puis, la modestie de leur activitĂ© : une poignĂ©e de tracts manuscrits, quelques lettres ouvertes, ils se contentaient, le plus souvent, de se rĂ©unir pour Ă©changer des idĂ©es. Certains groupes tenaient plutĂ´t du cercle littĂ©raire, poĂ©tique surtout. La poĂ©sie, en cas de tyrannie, peut exercer un attrait subversif. Enfin, la brièvetĂ© de leur existence. Rapidement dĂ©couverts, ces groupuscules Ă©taient brutalement rĂ©primĂ©s. Entre une Tcheka omniprĂ©sente et quelques gamins isolĂ©s, la partie Ă©tait trop inĂ©gale. Le Parti ouvrier marxiste, fort de ses onze membres, vĂ©cut deux ans et demi. Un record. Il est vrai qu’il ne dĂ©passa jamais le stade des projets, ce qui n’évita pas Ă  son chef, L.Z. Berline, d’être fusillĂ© en 1952.

Les motivations Ă©taient fortes. Il y avait chez un certain nombre de jeunes une prise de conscience prĂ©coce d’un dĂ©calage intenable entre les promesses Ă©galitaristes du marxisme officiel et les monumentales inĂ©galitĂ©s existantes, ainsi qu’une rĂ©action contre les conditions de vie imposĂ©es au peuple. Et puis apparut cette masse d’enfants devenus orphelins, Ă  cause de la guerre, mais aussi Ă  cause des gigantesques purges qui se succĂ©dèrent. N’oublions pas les 750 000 Russes et allogènes liquidĂ©s en 1937, laissant tous ces enfants envoyĂ©s dans de bien rudes orphelinats, ou trainant Ă  travers le pays, comme ces deux millions et demi d’enfants abandonnĂ©s recensĂ©s en 1948. Beaucoup de ces jeunes avaient Ă©tĂ© Ă©levĂ©s par des parents foncièrement bolcheviks, et comprenaient mal que, soudain, on leur expliquât que ces mĂŞmes parents Ă©taient des ennemis du peuple. Certaines dĂ©clarations rĂ©vĂ©laient une prise de conscience prĂ©coce. Ainsi cette rĂ©flexion d’un tout jeune lycĂ©en :  « La gĂ©nĂ©ration de nos pères a fait la RĂ©volution, la gĂ©nĂ©ration suivante a dĂ©figurĂ© le socialisme, nous, la troisième gĂ©nĂ©ration, nous devons rendre Ă  l’idĂ©e socialiste sa puretĂ© initiale. Â»

Ce qui pourrait nous étonner, c’est l’invraisemblable distorsion entre la modestie des forces opposantes et l’importance des moyens de répression. À Leningrad, une distribution clandestine de 144 tracts fait l’objet d’une lettre du ministre de l’Intérieur à Staline. Et pour démanteler le Duo du peuple, qui se composait effectivement de deux adolescents de Leningrad, on envoya de Moscou tout un groupe de tchékistes pour aider la police locale.

Rude parâtre

C’est que Staline a toujours Ă©prouvĂ© une peur particulière des nouvelles gĂ©nĂ©rations. Il Ă©tait persuadĂ© qu’elles engendreraient de redoutables opposants. On avait beau procĂ©der Ă  un encadrement ultra rigoureux de la jeunesse, la rupture de la moindre maille du filet pourrait provoquer le dĂ©tricotement de l’ensemble. Alexandre FadeĂŻev, secrĂ©taire de l’Union des Ă©crivains, et lèche botte suprĂŞme, en fit l’amère expĂ©rience. Ayant Ă©crit après la guerre La jeune garde, ce roman, dĂ©crivant la lutte hĂ©roĂŻque de jeunes soviĂ©tiques contre l’Occupant nazi, connut un grand succès et fut portĂ© Ă  l’écran par Gherassimov. Ce qui dĂ©clencha une grosse colère de Staline qui demanda Ă  FadeĂŻev de rĂ©Ă©crire son livre. Il Ă©tait dangereux de reprĂ©senter une jeunesse agissant spontanĂ©ment contre l’oppres­sion, sans ĂŞtre sous la ferme tutelle du Parti. Un exemple qui pourrait donner de bien vilaines idĂ©es Ă  certains… DĂ©cidĂ©ment, Staline, le Grand pĂ©dagogue, le Petit Père des peuples, fut pour les jeunes de son peuple un bien rude parâtre. 

Claude Dupont

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