mercredi 24 avril 2024
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Une société au diapason des crimes, par FRANCOISE GOUR

Maxou Heintzen est polymathe. Cet ex-professeur de mathématiques, auteur d’une thèse d’histoire joliment intitulée « Musiques discrètes et société », membre actif de l’association La Chavannée qui depuis 1969 s’attache à « cultiver les arts et traditions populaires » des bords de l’Allier, joueur de vielle et de musette, est aussi un membre correspondant du CLAMOR1 dont il alimente la base de données sur les complaintes criminelles en France pour laquelle il écume les brocantes, les marchés aux puces et les vide-grenier sur un territoire qui va bien au-delà de l’Allier. Enfin, à ses nombreux talents, il a ajouté celui d’archiviste pour fabriquer Chanter le crime, épatante anthologie du « canard sanglant ». (a/s de Jean-François “Maxou” Heintzen, Chanter le crime. Canards sanglants & complaintes tragiques, préf. Jean Lebrun, éditions Bleu autour, 2022, 388p, 36€)

Chanter pour dire
Dans son Essai sur l’origine des langues, Rousseau rappelle que « Dire et chanter étaient autrefois la même chose ». C’est longtemps resté vrai pour la littérature populaire, cette « littérature de plein vent » colportage de nouvelles ancrées dans les mémoires par la chanson. Concernant les faits divers criminels, ce média-là a connu une vogue particulière entre 1870 et 1940, soutenue par la diffusion de documents imprimés recto-verso sur une feuille volante qui sous un titre dramatique accrocheur (« L’HORRIBLE ASSASSINAT d’une fillette d’Auxerre »), reprenaient invariablement les moments de l’affaire, le crime, l’arrestation du criminel, son procès ou son exécution, voire les cinq à la fois, accompagnés d’illustrations et d’un long poème, la complainte, que l’on pouvait chanter sur « un air connu » que le public populaire avait déjà dans l’oreille, parce que dans une société où la scolarisation de tous se mettait lentement en place, ni les vendeurs ni les acheteurs de complaintes ne savaient lire la musique. Un chapitre entier décrit l’immense succès de la musique d’Eugène Feautrier pour La Paimpolaise de Théodore Botrel qui servit aussi bien à chansonner la guerre des Boers et l’incendie du Théâtre-Français en 1900, ou les inondations de Paris dix ans plus tard, que la bande à Bonnot, Landru, les sœurs Papin ainsi que les assassinats de Sadi Carnot et de Paul Doumer, et de nombreux crimes moins importants. Elle fut même reprise pour évoquer le massacre d’Oradour-sur-Glane, le 10 juillet 1944. Cent-trente complaintes auraient ainsi été chantées sur son timbre. À l’inverse, un même fait-divers pouvait être repris sur des motifs différents. Jeanne Weber, « l’ogresse de la Goutte-d’or » fut l’héroïne de six complaintes.

Destinés à l’instruction civique du peuple, les « canards sanglants », ainsi nomme-t-on les feuilles volantes supports des complaintes, lui proposent un choix moral sans nuance ; d’un côté le monde du criminel, monstrueux toujours, telle la parricide Violette Nozière dont on sait pourtant dès son arrestation qu’elle était victime de relations incestueuses de la part de son père (une complainte n’hésita pas à suggérer de faire juger l’empoisonneuse « qui fit la noce à douze ans » par un jury de pères de famille, les mieux à même sûrement pour déterminer qui en matière d’inceste est le coupable, du père ou de son enfant), de l’autre, celui de la victime, incarnation désincarnée de l’innocence, qui n’existe que comme archétype, le « souffre-douleur », le « petit sacrifié »… 

Le crime ne paie pas
Édifié, le public n’a plus qu’à choisir son camp, d’autant que la morale de l’histoire, souvent accompagnée d’illustrations saisissantes, montre le criminel montant sur l’échafaud. S’il lui restait un doute, qu’il sache que pour finir le crime ne paie pas. Repu de récits horribles dramatisés à outrance (le feuilleton des tribulations de Jeanne Weber, l’infanticide de la Goutte-d’or aura tenu son public en haleine trois ans durant), le consommateur de canard s’offre le bénéfice confortable de se ranger du côté du bien.

L’ouvrage qui compile une copieuse sélection d’affaires ne saurait être lu d’un trait. En dépit de commentaires éclairants, il semble n’avoir d’autre ambition que d’être un magnifique catalogue d’archives appelé à aiguiser l’appétit d’autres chercheurs, de l’histoire de la justice ou de celle des médias, par exemple, fruit du travail d’un défricheur qui modestement a mis sa grande culture au service de la description des documents proposés en un riche florilège d’images souvent puisées dans le corpus des trouvailles glanées au fil des ans. Typiquement, le genre d’ouvrage à retrouver dans toutes les bibliothèques, de quartiers comme des instituts les plus pointus, mais aussi celles des amateurs de beaux livres que la variété et l’originalité de son iconographie ne manqueront de séduire. Et, parce qu’aussi les complaintes se reprennent, le livre est agrémenté d’une clé USB qui donne à ses lecteurs matière à chanter. 

Françoise Gour

1 – Centre pour les humanités numériques et l’histoire de la justice créé en 2015 par le CNRS et le ministère de la Justice en partenariat avec les Archives nationales.

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