samedi 20 avril 2024
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Rosanvallon et les voies de la gauche, par ALAIN BERGOUNIOUX

Que la question du « populisme » soit celle qui polarise aujourd’hui le débat politique et concentre, de plus en plus, les recherches en science politique ne peut qu’interroger sur ce qui « nous » est arrivé, à toutes celles et à tous ceux qui, par delà leurs différences et leurs oppositions, ont porté (et portent) un projet d’émancipation démocratique. C’est le sens du « notre » du titre du dernier ouvrage de Pierre Rosanvallon, Notre histoire intellectuelle et politique  (1968-2018) (Seuil, 2018, 431p, 22,50€). Article paru dans L’OURS 481, septembre-octobre 2018.Il n’est pas possible en effet de livrer une analyse seulement distanciée des évolutions qui ont conduit à cette situation quand on a été des protagonistes, même modestes, de cette histoire. Or, Pierre Rosanvallon est un intellectuel majeur dans ce qui a été le débat intellectuel et politique depuis la fin des années 1960. Il l’a été en unissant le travail idéologique et l’engagement syndical, à la CFDT, et au Parti socialiste jusqu’en 1981, et par la suite, par son œuvre érudite et exigeante qui l’a conduit au Collège de France, mais toujours avec le souci d’être présent sur la scène publique, et de mener un combat collectif, avec des accents différents selon les moments, celui de la Fondation Saint-Simon dans les années 1980-1990, par exemple, qui n’a pas la même nature que celui de « La République des idées » ensuite. Pierre Rosanvallon rend, donc, compte de ses choix, en donnant les éléments autobiographiques qui les éclairent, pour qu’ils soient un fil directeur dans l’analyse des mutations politiques et intellectuelles qu’ont connues notre société et, particulièrement, la gauche.

L’ambition de la « deuxième gauche »
Trois périodes structurent le livre, avec une partie conclusive qui envisage « les tâches du présent ». La première période, celle des « enthousiasmes » et des « explorations » part de mai 68 et va jusqu’en mai 1981. Pierre Rosanvallon ne cache pas les contradictions idéologiques de mai 68, particulièrement l’opposition entre une gauche libertaire et une gauche léniniste. Mais l’esprit de mai est clairement du côté de « l’émancipation ». La notion d’auto­gestion, mot-valise évidemment, a voulu l’exprimer. La tentative initiale de Pierre Rosanvallon, avec d’autres personnalités et militants (Patrick Viveret au premier rang) a été de baliser une voie constructive, appuyée sur son action syndicale et son engagement politique auprès de Michel Rocard, pour contribuer à reconfigurer la « culture politique » de la gauche française. L’ambition n’était pas mince. Elle entrait en opposition avec, à la fois, le socialisme étatique (qui débordait largement le Parti communiste) et la social-démocratie (jugée trop « gestionnaire »). Une émancipation réelle suppose de donner toute sa place aux acteurs de la société, de privilégier l’expérimentation sociale, de changer l’esprit du militantisme, de ne pas réduire la démocratie au vote pour lui donner sa dimension délibérative. On reconnaît là ce qui a largement contribué à l’armature conceptuelle de la « deuxième gauche ». Les analyses de cette partie montrent bien également tout l’environnement intellectuel qui a permis d’approfondir ces intentions. Tout à fait intéressantes sont les pages consacrées à Cornelius Castoriadis, Claude Lefort, Ivan Illich, André Gorz, Alain Touraine, tous penseurs différents mais dessinant un autre cadre que le marxisme, encore prégnant à gauche. La volonté, propre à Pierre Rosanvallon, d’aller plus loin dans l’analyse des fondements et des dimensions de l’autonomie l’a amené à réactiver ses sources libérales, notamment dans un livre important de 1979 Le Capitalisme utopique. Cela ne rend pas compte évidemment de toute la richesse des analyses sur ces années.

Il faut cependant remarquer que l’essentiel des réflexions et des centres d’intérêt de l’auteur, centrés sur l’émancipation démocratique, le conduit à négliger quelque peu tout le débat économique, un peu trop vite cantonné à la gestion. Or, c’est aussi un point fondamental pour la gauche.

Les tournants et les tourments
« Le temps du piétinement » caractériserait ensuite les années 1980-1990. Il commence ironiquement avec la victoire de mai 1981. Il est vrai que Pierre Rosanvallon y voit la victoire du « social étatisme ». La « deuxième gauche » n’y trouve pas l’opportunité d’un rebond. Sa vision – et l’auteur y prend sa part de responsabilité – reposait trop sur des éléments « négatifs », l’anti-totalitarisme, la critique du jacobinisme, le combat contre les archaïsmes. Il n’y a pas alors un vrai travail de reconceptualisation des idées et des intuitions partiellement inabouties dans les années 1970. Le tournant dit de la rigueur de 1982-1983 n’est qu’une victoire négative pour la « deuxième gauche ». Elle va quasiment faire du réalisme son principe, occultant par là son réformisme radical. 1983 restera donc un « impensé » pour la gauche qui n’a pas l’audace de proposer d’audacieuses réformes qualitatives qui auraient évité que la société se défasse sous le coup des inégalités. Ce constat épouse une tendance générale. Mais il manque des nuances. Des tentatives de redéfinition du socialisme ont été faites, pas seulement par la deuxième gauche. Pierre Rosanvallon revient expressément sur la mue du CERES dans un chapitre ultérieur – qu’il intègre à une évolution républicaine et conservatrice. Mais la modernisation que défend Laurent Fabius n’est pas qu’économique. Et, il est un peu rapide de traiter en quelques lignes l’expérience gouvernementale de Michel Rocard qui a tenté de jeter les bases d’une société contractualiste. Il aurait été intéressant de rendre compte aussi des évolutions de la CFDT dans cette période et des raisons qu’elle en a données. Quoi qu’il en soit, ces deux décennies sont une période de transition au niveau des idées et des années importantes pour Pierre Rosanvallon qui privilégie la réflexion et la recherche pour, principalement, commencer une histoire intellectuelle de la démocratie et dépasser les limites des « pensées négatives ».

Toute cette partie comporte également des analyses éclairantes sur ce qu’a été l’épisode de la Fondation Saint-Simon dont l’auteur juge qu’elle n’a pas été un levier du néo-libéralisme mais, en fait, « la queue de comète d’un réformisme du passé », un « rocardisme hémiplégique » en quelque sorte… Fondation dont il prononce la dissolution en 1999. En 2001, il inaugure la collection « La République des idées » pour contribuer à l’élaboration d’un nouvel imaginaire politique et social.

Face à la montée des populismes
La troisième partie veut comprendre le retournement que nous connaissons dans ce début de XXIe siècle en défaveur des idéaux des années 1960-1970. Les débuts du siècle précédent avaient déjà vu la montée de la tentation d’un national-protectionnisme. Et la crise des démocraties avait été patente dans l’entre-deux-guerres. Mais la gauche social-démocrate avait su réagir, avant et surtout après la guerre, pour proposer un grand œuvre historique, l’État social sous toutes les formes qu’elle a prise. Là, la gauche de gouvernement s’est vidée peu à peu de sa substance. Pierre Rosanvallon a des pages très critiques vis-à-vis du « social-libéralisme » de la « troisième voie ». Mais également une part de la gauche déçue de son projet social-étatique, le CERES de Jean-Pierre Chevènement, est passée progressivement à un néo-conservatisme républicain, alors qu’une autre part, refusant également la social-démocratie, s’est redéfinie par la seule « résistance ». L’analyse des clivages et des pétitions lors des grèves de 1995 est éclairante sur la nature de ces divisions. Évidemment, le champ des analyses s’élargit pour prendre en compte les influences nouvelles de l’extrême droite, avec le Front national, de ses idéologues du GRECE ou du Club de l’horloge, avec les économistes néolibéraux, etc. Pierre Rosanvallon parle d’une « lame de fond » en rupture avec ce qu’a été le progressisme. Il revient sur la polémique engendrée en 2002 par le livre de Daniel Lindenberg Le Rappel à l’ordre qui dénonce une « nouvelle réaction ». Il montre notamment tout ce qui l’oppose aux analyses et jugements de Marcel Gauchet, critique de l’individualisme moderne et du rôle des droits de l’homme dans la pensée politique. Une nébuleuse néo-conservatrice s’est ainsi constituée, anti-libérale et anti-social-démocrate, exaltant un peuple essentialisé, critique du projet européen. Évidemment, tout cela ne se fait pas sans équivoques ni contradictions. En tout cas, ce retournement demande à la fois une critique lucide et argumentée de la « raison populiste » et un travail approfondi pour réarmer la gauche qui n’a pas abandonné la volonté d’une organisation solidaire du social.

C’est le sens de la conclusion du livre, « les tâches du présent ». Pour l’auteur, nous vivons un « nouvel âge de la démocratie » qu’il faut comprendre comme tel. Il y a eu une rupture d’équilibre entre l’individu et la société. Mais cela ne doit pas amener à condamner, comme Jean-Claude Michéa et Marcel Gauchet entre autres, la recherche de l’autonomie – le projet de l’émancipation en somme. Car si, comme l’écrit l’auteur, « le social d’identification et d’inser­tion décline, le social d’expériences partagées se développe ». Il faut donc un travail critique qui ne se tourne pas vers le passé, qui ne se contente pas de concepts vagues, comme celui du néolibéralisme, par exemple, qui conduit au fatalisme et à une radicalité qui ne veut pas voir que les facteurs de domination et d’émancipation se combinent. Et ceci vaut dans l’analyse du capitalisme contemporain, de l’individualisme moderne (que l’auteur appelle de « singularité »), des problèmes de la démocratie. L’on disait volontiers dans l’entre-deux-guerres qu’il y avait une « course de vitesse » entre le fascisme et le socialisme, on pourrait dire aujourd’hui qu’il y en a une entre les populismes et les progressismes. Pour notre part, nous serions tenté de parler encore du socialisme démocratique. Car si les structures traditionnelles sont dépassées, il demeure une culture politique que Pierre Rosanvallon a un peu occultée et qui offre pourtant des ressources qu’on aurait tort de négliger dans la mesure où, en politique, il n’y a jamais de « monde » tout à fait neuf…
Alain Bergounioux

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