jeudi 28 mars 2024
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L’Espagne de et sous Franco, par LAURENT JALABERT

Cet ouvrage est la synthèse que l’on attendait depuis plusieurs années sur l’une des pages les plus dures de l’histoire de l’Europe contemporaine, celle d’une dictature qui s’est développée pendant près de trente ans au-delà des Pyrénées.
À propos du livre de Denis Rodrigues, L’Espagne sous le régime de Franco, Rennes, PUR, 2016, 644p, 26€)
Article publié dans L’OURS n°467, avril 2017, p. 6

Construit en six parties, le livre revient tout d’abord sur des aspects chronologiques et politiques, de façon assez linéaire et classique, expliquant le contexte de la prise du pouvoir lors de la guerre civile (traitée rapidement dans la première partie), puis la mise en place du régime et son développement dans la deuxième partie. Le rythme chronologique choisi sur ces aspects, de la création d’un régime original (1937-1949), à sa consolidation et sa reconnaissance internationale (1949-69), jusqu’à sa lente agonie (1969-75) est relativement classique. L’intérêt de cette partie réside surtout dans la tentative de caractérisation du régime proposée, la description des mécanismes d’émergence et de consolidation de la dictature, la place de la violence politique (notamment contre les femmes et la pratique régulière des viols…), particulièrement développée autour de « l’enfer carcéral » ; le rôle des acteurs, notamment l’Église catholique et l’Opus Dei traité ici avec force et conviction ; la politique diplomatique conquérante des années 1950, etc. Le récit est précis, analysé à l’appui d’une documentation originale, s’appu­yant sur des thèses fortes, notamment quand l’auteur explique comment Franco impose le mécanisme de la rédemption (ou « rachat des fautes ») par le travail, ou encore celui de la mise en œuvre de l’ordre moral national-catholique.

Tourisme et dictature
Les quatre autres parties de l’ouvrage sont plus thématiques, mais toutes aussi passionnantes. Celle sur les orientations écono­miques (III) montre la complexité d’un système autarcique qui tarde à se reconstruire (le revenu par habitant de 1935 n’est retrouvé qu’au milieu des années 1950 !) et reste exsangue, imposant à Franco, contre son gré, le tournant libéral de l’année 1957 et la politique « techno­cratique » des années 1960 dont le tourisme est la partie visible de l’iceberg (le nombre de touristes étrangers passe de 3,5 millions en 1958, à 14,2 millions en 1965 et 34,5 millions en 1973 !). Le sauvetage économique de la dictature passera aussi par des investissements étrangers massifs en Espagne, mais enfin et aussi surtout par l’accep­tation d’une politique d’émigration qui permet au régime de limiter la part de la très grande pauvreté, de contenir les contes­tations intérieures et facilite les transferts de capitaux.

Cette partie sur la politique économique et ses effets ambivalents est une illustration remarquable de la capacité d’adaptabilité d’une dictature très dirigiste, à la recherche d’une survie permanente. Les mutations économiques ont cependant très largement contribué à la transformation profonde de la société espagnole, facilitant aussi le retour d’une société revendicative.

La quatrième partie sur les faits culturels révèle « la bataille perdue de la culture » par le régime, qui pratique « propagande et censure » et impose ce que l’auteur appelle « une conception inquisitoriale du rapport de l’État à la pensée, à la sensibilité et à la création ». La démonstration est fouillée, précise, sur les mécanismes du contrôle de la pensée. Plus originale sur l’essor de ce que l’auteur appelle les trois cultures, « phalangiste », « catholique » et la « sous-culture de masse ». Plus exhaustif sur la première, une culture d’État, rapide sur la volonté de « recatholicisation de l’Espagne », il montre que la troisième avait pour vocation de « détourner la population de toute vie intellectuelle » et n’avait vocation qu’à divertir le peuple : le folklore andalou est particulièrement instrumentalisé, mais aussi la corrida et le football. Plus convaincants encore les passages sur la censure (chapitre X) et la culture de l’Exil (chapitre XI) montrent les limites du système dictatorial.

Le rôle des intellectuels
Le rôle de quelques intellectuels est particulièrement évoqué, notamment des historiens comme Manuel Tunon de Lara qui trouve refuge à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour dans les années 1970 et propose toute une série d’études sur l’histoire contemporaine de l’Espa­gne. Bien d’autres clercs, plus souvent étudiés, Rafaël Alberti, Luis Bunuel, etc. ont dans cette dynamique joué un rôle de leader de l’opposition intellectuelle. Ces passages sur la culture au temps de la dictature sont riches et démontrent, là encore, la difficulté du régime à maintenir son autorité autrement que par une répression devenue fuite en avant.

La cinquième partie sur les institutions et leurs évolutions amène aux mêmes constats. La dernière partie sur les oppositions est plus courte, montrant finalement la difficulté d’exister dans cette triste Espagne franquiste. Les passages sur la fin de la lutte armée et la répression contre la guérilla, ou ceux sur la naissance de l’ETA militaire en sont les plus originaux.

Par cet ensemble complet, l’auteur entraîne dans la profondeur de l’Espagne franquiste et ses pages les plus sombres. Mais tout en démontant les mécanismes brutaux d’une dictature méfiante, conservatrice, et impitoyable pour ses opposants, il démontre que la société espagnole ne peut échapper aux mutations plus générales de son temps qui vont à l’encontre de la logique fermée du régime, et que les oppositions, bien que bâillonnées et étouffées trouvent la force de bousculer le pouvoir.

Seul petit regret dans cette large synthèse, certains déséquilibres chronologiques, la partie terminale du régime (le début des années 1970) étant souvent plus rapidement abordée par l’auteur que le cœur du système. Au demeurant, l’ouvrage peut être considéré pour plusieurs années comme une référence de base pour la compréhension de l’Espagne franquiste.

Laurent Jalabert

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