jeudi 9 mai 2024
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Le film de guerre, un genre genré, par RÉJANE VALLÉE

En partant d’un corpus de neuf films « canoniques » sur la guerre du Vietnam, sortis juste après la fin de cette guerre, Manon Contreras croise la sociologie du cinéma, la sociologie des émotions et la sociologie du genre pour se demander « quelles images du combattant sont mises en scène dans les films issus de la guerre du Vietnam ». En quoi « le travail émotionnel des corps » nous dit quelque chose de cette société qui a produit et reçu ces films ? Comment le cinéma, qui participe de la mémoire collective, se livre-t-il à une opération de « healing collectif » post-traumatique (guérison, cicatrisation), face à cette « guerre, la plus vue de l’histoire » ? Manon Contreras croise donc des analyses détaillées de ces neufs films avec des entretiens avec des spécialistes du sujet, mais aussi avec des spectateurs « anonymes », rappelant qu’un film n’est jamais un simple reflet d’une société, mais un reflet des façons de regarder (Pierre Sorlin). Si l’on pensait tout savoir de Voyage au bout de l’enfer (Cimino, 1978), Apocalypse Now (Ford Coppola, 1978), Birdy (Parker, 1984), Platoon (Stone, 1986), Full Metal Jacket (Kubrick, 1987), Hamburger Hill (Irvin, 1987), Good Morning Vietnam (Levinson, 1987), Né un 4 juillet (Stone, 1989) et Casualties of War (De Palma, 1989), l’introduction d’une analyse des émotions à l’œuvre dans ces films, en lien avec la contextualisation que propose l’autrice, permet d’en apprendre toujours plus sur les films, mais aussi à travers eux, ces films historiques à la fois « vrais et faux ».

La première partie se demande ainsi comment filmer cette guerre, et quelles spécificités entourent le « film de Vietnam », autour d’une guerre perdue, perçue alors comme injuste, à l’encontre de la référence que constitue le Combat Film autour de la Seconde Guerre mondiale. Entre jungle, napalm, rock’n roll et technologie, ce qui frappe est la place de l’humain, de ses émotions, de ses doutes, d’enjeux psychologiques, au moment où Hollywood redéfinit tant la notion de genre que celle du gender. La deuxième partie creuse ainsi les émotions qui s’emparent des prota­gonistes : peur, haine, mais aussi joie, amour fraternel, tristesse à la mort du proche, omniprésente. La monstration de ces émotions, jusqu’à la place des larmes, dans un encadré très éclairant, comme tous les focus rythmant l’ouvrage et apportant des captures écran indispensables, prend tout son sens dans la troisième partie. En dépit des émotions, c’est bien le héros masculin et une certaine virilité qui est valorisé face à l’autre, qu’il soit la femme – en particulier vietnamienne, l’ennemi – souvent invisible quand il n’est pas intérieur, l’absurdité de l’état-major, voire de l’État tout court en étant le pire exemple. La dernière partie montre comment ces « nouvelles manières de filmer la guerre » sont surtout de nouvelles manières de filmer le soldat, « l’homme en guerre », de personnifier et d’individualiser son expérience. Les émotions portent un discours critique, le soldat devenant lui-même victime de cette guerre, questionnant une certaine idée de la nation états-unienne, et mettant au second plan la guerre du Vietnam proprement dite.

Si le lecteur aurait aimé en savoir davantage sur le contexte des entretiens avec les experts et les spectateurs régulièrement convoqués, l’ouvrage apporte un éclairage original sur la place du cinéma dans la mémoire collective ; il ouvre à la façon dont cette représentation a durablement transformé les manières de « filmer la guerre ». L’actualité de 2023 prouve à quel point ce travail est précieux, tant d’un point de vue méthodologique que dans les résultats qu’il apporte sur les années 1980 et le rôle majeur qu’y tient le cinéma.
Réjane Vallée
article publié dans L’ours 533 janvier-février 2024

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