vendredi 19 avril 2024
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1984-1988 : les années Mitterrand de bas en haut, par MATHIEU FULLA

Les jeux d’échelles spatiaux et temporels constituent depuis longtemps des outils précieux que l’histoire politique a su intégrer à ses approches. Issu d’un colloque tenu à Rennes en novembre 2015, cet ouvrage collectif approchant le politique par ses territoires s’inscrit dans une double filiation historiographique : celle des travaux conduits notamment autour de Gilles Richard sur les mutations et recompositions du système partisan français dans le second XXesiècle ; celle des recherches sur le premier septennat mitterrandien impulsées par l’Institut François Mitterrand (IFM) depuis la fin des années 1990. A propos du livre de Gilles Richard et Sylvie Ollitrault (dir.), Les années Mitterrand, 1984-1988. L’alternance et la première cohabitation vue des régions, Rennes, PUR, 2018, 309p, 24€. (article paru dansL’OURS 490, juillet-août 2019)Dans la décennie 1980, la Ve République connaît une période de cohabitation gauche-droite inédite. Soucieux de nuancer ce récit national assez bien connu, les vingt-deux contributeurs du livre mettent la région, le département, le canton et la commune au centre de leurs analyses. Cette attention portée aux échelons infra-étatiques est d’autant plus légitime que le gouvernement Mauroy accélère la décentralisation administrative, érigeant notamment la région en collectivité territoriale de plein exercice. Cette politique, parée de toutes les vertus par le Parti socialiste (PS), n’est pas remise en cause par la droite lorsqu’elle revient aux responsabilités. Ce consensus transpartisan sur le fond de la réforme rappelle que maints responsables politiques nationaux, au premier chef François Mitterrand et Jacques Chirac, s’appuient sur un ancrage local solide. Le prologue de l’ouvrage rappelle à raison la force du lien émotionnel unissant le chef de l’État à la Nièvre.

La « mosaïque de thèmes » (Sylvie Ollitrault) présentée lors du colloque a rendu délicate la construction d’un plan parfaitement cohérent. Cela n’empêche pas l’ouvrage de dévoiler plusieurs dynamiques fortes de la période et d’apporter nuances, contrastes et compléments à une histoire seulement vue (et écrite) de Paris.

Les politiques éducatives au cœur du débat
Le projet de loi Savary d’un « grand service public unifié et laïque de l’éducation » soumis au Parlement en 1984, de même que le projet pour l’enseignement supérieur porté deux ans plus tard par le ministre de l’Éducation de Jacques Chirac, Alain Devaquet, suscitent d’intenses mobilisations, du peuple de droite dans le premier cas, d’étudiants plutôt engagés à gauche sous couvert d’apolitisme dans le second. À Rennes comme à Clermont-Ferrand, ces derniers vivent une première expérience intense de socialisation politique, dont la mort de Malik Oussékine constitua le point d’orgue. Dans le cas clermontois, les manifestations anti-Devaquet favorisent l’affirmation d’une nouvelle génération de cadres socialistes locaux.

L’étude « au ras-du-sol » de l’histoire de l’éducation permet en outre de dévoiler les circulations de pratiques contestataires, non seulement entre l’extrême gauche trotskiste et les gauches françaises mais aussi – de manière plus étonnante – entre les catholiques de l’ouest hostiles au projet Savary et le syndicat polonais Solidarnosc.

Une carte électorale en mutation
L’ouvrage met également en lumière la géographie électorale changeante du pays. Entre 1981 et 1986, le Grand Ouest devient la nouvelle terre d’élection du socialisme, même si cette dynamique ne doit pas être surestimée dans le temps court des « années d’alternance ». Inversement, le basculement de la Provence vers la droite et l’extrême droite apparaît plus précoce et plus brutal ; la mort en 1986 de Gaston Defferre symbolise le recul durable de la gauche dans cette région historiquement rouge.

La carte électorale des droites connaît également des transformations non négligeables. Sous le premier septennat mitterrandien, le rapport de force entre droite et gauche, très favorable à la première, se rééquilibre. Un phénomène auquel s’ajoute une première percée du Front national (FN) dans la région.

Les conclusions tirées par les chercheurs à l’échelle régionale rejoignent le constat classique d’une vie politique nationale structurée autour de l’axe gauche-droite, la première désormais dominée par le PS. L’échelle locale permet toutefois de montrer que le Parti communiste, grand perdant de l’union de la gauche, ne se résigne pas à son déclin, même si les tentatives de séduction de la jeunesse initiées par ses élus en banlieue parisienne font long feu.

De manière originale et décalée, l’approche régionale des mouvements nationalistes corse et breton confirme l’actualité nouvelle de l’écologie sur l’agenda politique hexagonal. Il serait toutefois hâtif de conclure à un grand bond en avant de l’écologie politique. En Bretagne, l’une de ses principales places fortes, le poids des Verts sur les politiques publiques locales reste faible voire nul.

Les destins contrastés des territoires face à la désindustrialisation
Tirant profit d’un contexte local propice, certaines collectivités locales parviennent en revanche à imposer leur marque sur l’action publique. Dans sa ville de Brive, le gaulliste Jean Charbonnel gagne un « improbable pari industriel » en obtenant, à contre-courant des orientations nationales, l’implantation de sept entreprises « clés en mains ». A contrario, et de manière plus attendue, la Lorraine doit accepter, en dépit d’importantes mobilisations syndicales et ouvrières, la politique de restructuration et de réduction des effectifs de la sidérurgie locale impulsée par la gauche et poursuivie sans coup férir par la droite.

La désindustrialisation et l’affaiblissement marqué des syndicats ne mettent cependant pas un terme aux conflits du travail, quoique ces derniers n’atteignent ni l’intensité ni la médiatisation de ceux des deux décennies précédentes. La Bretagne demeure par exemple un foyer de résistance actif et organisé. Plus largement, la résistance des mouvements ouvriers locaux aux fermetures d’usine témoigne du hiatus croissant entre leur culture politique, marquée par un fort attachement au système productif et social des années de croissance, et le credo modernisateur des élites roses gouvernementales.

De nombreuses idées fortes émergent donc au fil de la lecture, ce qui n’empêche pas l’expression de quelques regrets. Dans sa conclusion, Sylvie Ollitrault relève à juste titre l’absence d’analyse du rôle des médias, en particulier dans la montée du FN. Le parti de Jean-Marie Le Pen ne fait d’ailleurs l’objet d’aucune contribution spécifique, ce qui peut surprendre compte tenu de son implantation sociétale croissante dans de nombreuses régions au cours de la décennie. En outre, dans un livre appréhendant le politique au prisme de ses territoires, le lecteur regrette l’absence de l’outre-mer ! Les historiens du socialisme français éprouveront probablement un sentiment semblable en constatant l’absence d’une réflexion quelque peu critique sur les conditions d’accès aux sources de l’histoire des septennats mitterrandiens et, plus largement, du mitterrandisme. L’IFM, dont il faut saluer les initiatives scientifiques, reste très (trop) discret sur sa politique archivistique.

Last but not least : dans son introduction, Gilles Richard pose une problématique forte, et quelque peu provocante dans sa formulation, celle du « grand renoncement des gauches à “changer la vie” ». Il aurait été appréciable que ce questionnement – toujours d’actualité – serve de fil rouge aux différentes contributions dont les réponses sur ce point en restent, dans le meilleur des cas, à l’état d’esquisse. Gageons néanmoins que les futurs travaux initiés par les instigateurs de l’ouvrage nourriront cette thèse stimulante, par le haut et par le bas.
Mathieu Fulla

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