mardi 19 mars 2024
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En relisant Jean Jaurès, par CLAUDE DUPONT

2014, l’année Jaurès fut l’occasion d’expositions, de conférences et de rencontres multiples. C’est une anthologie de causeries tenues alors que nous présente Vincent Duclert, nous donnant ainsi la possibilité de faire le point sur des leçons de Jaurès qui restent d’actualité. À un moment où il est légitime de s’interroger sur la survie de la social-démocratie, il est opportun de rappeler les promesses que le socialisme annonçait au monde, par l’intermédiaire de son plus puissant porte -parole, dont les textes superbes rappellent que la totalité du socialisme n’est sans doute pas enfermée dans les divers régimes qui ont prétendu l’incarner.
À propos de Jaurès contemporain, Vincent Duclert (dir.), Toulouse Éditions Privat, 2018, 454p, 22€ et Œuvres de Jean Jaurès, Le socialisme en débat 1893-1897, t.5, éditions établie par Alain Boscus, Fayard, 2018, 668p, 35€)

Notons d’abord que, pour Jaurès, la querelle entre réformistes et révolutionnaires n’a pas de sens. « Parce qu’il est un parti essentiellement révolutionnaire, le parti socialiste est le parti le plus activement et le plus réellement réformiste. » Il convient donc d’évoquer davantage un processus de prolongement, d’aboutissement qu’un phénomène de rupture. Réaliser le socialisme, c’est dépasser la société présente sans la renier.
C’est pourquoi Jaurès dénonce la prétention « d’immobiliser la marche de l’humanité dans un idéal définitif ». La vie est mouvement, un mouvement en perpétuel dépassement. Le socialisme sera tout, sauf le régime dominé par un État centralisateur et tyrannique. À côté du parti, il faudra tenir compte des coopératives et des syndicats, « la chaire sociale du socialisme ». Ces organisations seront, non seulement des moyens de lutte, mais aussi des outils de formation qui prépareront les travailleurs à gérer la société future. Car il n’y aura pas de socialisme sans l’action des socialistes, et il n’y aura pas de socialistes sans une sérieuse formation politique et intellectuelle. Aussi est-il nécessaire de « rattacher le problème de l’éducation à l’ensemble du problème social ». D’où la place essentielle, dans les préoccupations de Jaurès, des problèmes de l’enseignement, depuis le primaire jusqu’à l’Université. D’où sa lutte pour que les enfants du peuple aient accès à l’ensemble des disciplines littéraires, scientifiques et artistiques, que les universités soient largement ouvertes à l’ensemble des classes sociales, que soit reconnu le principe de l’éducation permanente et que les enseignants ne soient pas entravés dans leur liberté d’expression et leur droit à l’affiliation politique traversée de dynamiques nouvelles ou syndicale. D’ailleurs, « il n’y a que le néant qui soit neutre ».

Marxisme et spiritualisme
Pour tous ceux qui ont si souvent entendu associer socialisme et déterminisme économique, ou socialisme et bureaucratie, le rappel des grands axes de la pensée jauressienne est fort salutaire. L’histoire n’est pas seulement celle de la lutte des classes. Elle se trouve « de part en part traversée de dynamiques nouvelles ou religieuses autonomes ». Le matérialisme n’est pas incompatible avec le spiritualisme. Certes, « Marx a raison de dire qu’il y a le réfléchissement des phénomènes économiques dans le cerveau mais à condition d’ajouter qu’il y a déjà dans ce cerveau […]des forces fondamentales qui interviennent dans la vie économique ». La justice n’est pas seulement un concept reflétant les conditions économiques d’une époque, elle est « le sens idéal de l’histoire humaine ». Elle préexiste au creux de la conscience humaine.
Dans toutes ses convictions, on retrouve le sens inné d’une synthèse, qui est tout le contraire d’un compromis. C’est ainsi que Jaurès, affirmant que l’internationalisme est à la base même du socialisme, ne cesse de demander la création d’organismes internationaux, dont l’arbitrage trancherait les différends entre les nations, mais il n’en faut pas oublier pour autant que la patrie est la condition de la démocratie, étant « une composante essentielle de l’identité sociale ».
Mais ce serait une erreur grave de voir en Jaurès « un prince des nuées », réfugié dans les hauteurs de la pensée. Il fut un parlementaire minutieux et documenté. Rarement un leader socialiste fut aussi attentif aux problèmes agricoles, ne cessant d’affirmer que les travailleurs des villes et des campagnes que la droite ne cessait de vouloir opposer, avaient les mêmes intérêts. Au passage, on remarquera que Jaurès aborde à plusieurs reprises une question toujours d’actualité : le conflit entre les protectionnistes et les libre-échangistes. Pour lui, le problème est bien mal posé. Aucune des deux doctrines n’est en soi satisfaisante, Tout dépend des circonstances et de l’intérêt bien compris des travailleurs.

Une société socialiste évolutive
À la fin de 2018, sortait également le tome 5 des Œuvres de Jaurès, « Le socialisme en débat ». L’ouvrage couvre la période 1893-1897, la première législature complète assumée par Jaurès militant socialiste. On y trouve l’illustration de bien des analyses du Jaurès contemporain. Avec, en particulier, une vaste controverse sur la société socialiste, dont il refuse d’ailleurs de figer les contours, puisqu’une société socialiste est par nature, évolutive.
Occasion de rappeler que ce qui, à ses yeux, est condamné, ce n’est pas la propriété, mais « le droit de l’oisif à vivre aux dépens des autres ». On perçoit quelques sérieuses difficultés qui restent à éclaircir. La concession des terres aux paysans, soit. Mais la « redevance compensatrice » que devront verser certains pour corriger les inégalités de rendement ne sera pas évidente à mettre en place. Difficulté du même ordre au niveau industriel : la gestion des entreprises se fera à partir d’une organisation par branche de production. Mais il faudra prévoir une articulation avec un conseil central de citoyens pour éviter l’accaparement du capital d’une branche favorisée. En tout cas, il faut souligner la proposition, bien neuve à l’époque, d’aider les municipalités à faire l’acquisition de machines agricoles qui seraient mises à disposition des petites exploitations.
En politique extérieure, on retiendra la vibrante indignation provoquée par les premiers massacres d’Arméniens par les Turcs. Quant aux problèmes coloniaux, Jaurès est alors plus près de Jules Ferry que de Clemenceau. Il n’est pas foncièrement anticolonialiste, considérant même qu’il serait dangereux de s’opposer au « besoin d’expansion du peuple » mais que seule une France socialiste peut conduire les peuples colonisés dans la voie de l’émancipation. Par ailleurs, l’Affaire Dreyfus ne fait que commencer. On remarquera quelques traces de l’antisémitisme qui existe alors à gauche quand il déplore, par exemple, qu’on ait débarrassé le peuple algérien « des grandes voleries des grands chefs arabes » pour les livrer « aux voleries sournoises des Juifs ». Une des grandes forces de Jaurès, cela aura été cette extraordinaire capacité à évoluer, à revenir sur des jugements abrupts. C’est cette capacité d’évolution dont Péguy lui fera tant reproche, mais qui est pour nous un signe de sa grandeur.
Claude Dupont

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