jeudi 28 mars 2024
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Élie Halévy face aux tyrannies, par CLAUDE DUPONT

halevy_tyrannies_2016On doit se réjouir que les Belles Lettres sortent huit amples volumes, qui contiennent les Œuvres complètes d’Élie Halévy, philosophe et historien, fondateur de la Revue de métaphysique et morale, corédacteur du « Manifeste des intellectuels » en faveur de Dreyfus, promoteur des universités populaires, et auteur de brillantes études historiques, en particulier sur l’Angleterre. Un intellectuel éminent, qui marqua tous ceux qui le rencontrèrent, le jeune Raymond Aron par exemple.
À propos du livre de Élie Halévy, Œuvres complètes II. L’Ère des tyrannies. Études sur le socialisme et la guerre, éditions critique in extenso par Vincent Duclert avec la collaboration de Marie Scot, Les Belles Lettres, 2016, 762p, 25,50€)

Article paru dans L’OURS 463 , décembre 2016, p. 7.

L’ère des tyrannies rassemble les textes de la période de l’entre-deux-guerres jusqu’à sa mort, intervenue en août 1937. Halévy tente de comprendre les raisons de la naissance et de l’ascension des totalitarismes et d’esquisser des propositions pour assurer la résistance des démocraties.

Il nous le dit clairement : il ne fut jamais socialiste. Il aurait pu l’être quand il était Normalien, mais il rata de quelques années les personnalités marquantes qui passèrent par l’École et, pour lui, les engagements politiques doivent beaucoup aux influences des personnes. En fait, il avait certainement des affinités avec ces Saint-simoniens, dont il souligne l’ambiguïté entre le libéralisme et le socialisme. Il suivit avec sympathie la démarche de partis de gauche, sans être un partisan du Front populaire, dont il désapprouvait la politique économique et la complaisance vis-à-vis des communistes. En tout cas, il consacra des études pénétrantes au mouvement ouvrier et syndical, surtout pour la Grande-Bretagne. Il perçoit avec netteté l’antagonisme entre les deux tendances qui traversent le monde syndical britannique, celle des « Anciens », représentés par les Webb, de la Fabian, partisans des nationalisations à outrance, et pour qui la suppression du capitalisme n’est pas celle du salariat, puisque tous les hommes deviendraient des fonctionnaires salariés de l’État, et celle des « Modernes », du « guild socialism », incarnés par G.D.H. Cole et S. G. Hobson, qui combattent pour l’abolition du salariat, les travailleurs devant prendre en commandite la production. Grand débat, toujours ouvert, sur la nature du syndicalisme, entre contestation et participation à la gestion.

La montée des tyrannies
Mais le point fort de l’ouvrage, c’est la réflexion sur la montée des tyrannies, terme que Halévy préfère à celui de dictatures. Il faut partir de la guerre de 14. Non, ce n’est pas l’impérialisme des grandes puissan­ces qui l’a déchaînée. Au contraire, les grands groupes industriels européens avaient su dépasser leurs antagonismes et réaliser des compromis acceptables pour tous dans le partage des marchés. Halévy distingue deux causes : d’abord l’ébranlement terrible provoqué par la défaite de la Russie devant le Japon, marquant la revanche des peuples asiatiques sur l’Occident, avec une large onde de choc qui frappe la Chine, l’Iran, la Turquie ; d’autre part, l’impatience des nationalités d’Europe de l’Est à affirmer leur identité en s’émanci­pant du joug des grandes puissances. D’où son insistance à rappeler que la grande guerre fut « dès son début, une guerre pour la liberté des peuples », une « guerre des idéalismes ».
Or, le régime de guerre introduisit dans l’Europe libérale une dose de socialisme, dans la mesure où les États furent amenés, pour vaincre, à s’impliquer fortement dans la vie économique, tant au niveau de la production, que de la répartition ou de la commercialisation. Le phénomène ne pouvait s’éteindre brutalement à la fin du conflit. En Russie, ce fut la naissance du « communisme de guerre », et en Europe centrale, d’une sorte de contre-socialisme. Mais, contradiction majeure : après la guerre, les partis conservateurs demandent le renforcement de l’État avec la réduction maximale de ses fonctions économiques, alors que les partis socialistes souhaitent l’extension de l’État en même temps que l’affaiblissement de son autorité. D’où cette conciliation improbable que fut le « socialisme national ». Bien sûr, Halévy sait que communisme et fascisme n’ont pas la même nature de classe, ni les mêmes finalités. Mais, à partir d’une même suppression des libertés, le fascisme va, lui, emprunter aux thèses corporatistes un vernis social, tandis que l’échec des tentatives d’extension de la Révolution conduit la Russie à se replier sur elle-même. Fascisme et communisme vont finir par se confondre dans l’établissement de régimes totalitaires.

Créer une fédération de nations européennes
La situation est critique. Le totalitarisme poursuit son expansion, et le démembrement des Empires russes et austro-hongrois facilite sa démarche. Pour surmonter l’émiet­tement des nations démocratiques européennes, Halévy verrait volontiers la construction d’une fédération des nations européennes, dont l’arbitre pourrait être… la Grande-Bretagne – proposition qui paraîtra amusante aux contemporains du Brexit.
Mais, fondamentalement, c’est dans l’approfondissement de l’alliance franco-britannique que l’on pourrait dresser le meilleur barrage antitotalitaire. Seulement, il est grand temps de surmonter les divergences qui ne cessent de se creuser depuis le début des années 1920. Et Halévy prend parti, franchement. La France, « dirigée par des voyous et des imbéciles » est incapable de conduire une sage politique extérieure, étant en plus aiguillonnée en permanence par une presse « dont l’effervescence et la fébrilité rendent impossible à notre gouvernement d’avoir une diplomatie de sang-froid ». La France a tort, tort de ne pas comprendre que toute la tradition de la politique britannique, c’est de maintenir un équilibre européen, tort de continuer à vouloir imposer à l’Allemagne des demandes de réparations dont le montant est déraisonnable, tort de s’isoler au niveau international. Avec une belle prescience, Halévy redoute que si l’on veut « punir » la Russie et l’Allemagne, les deux « parias » ne finissent par s’unir contre nous. Pourtant, avec un peu de bon sens, la France peut redresser la barre et, selon une jolie expression de l’auteur, peut contribuer à recréer « un état normal d’inimitié pacifique entre toutes les nations de la terre ».

Esprit de compromis
Mais, Élie Halévy nous lègue une belle leçon d’humanisme. Même en ces temps de montée des pouvoirs absolus, la solution n’appartiendra jamais aux seuls gouvernants. Face aux tyrannies, c’est l’insurrection des individus qui reste le meilleur gage des victoires futures. Et cet anglophile convaincu nous montre la voie : « À nous de substituer un esprit de compromis à un esprit de fanatisme » et que l’on se dise que ce compromis-là n’implique aucune mollesse, aucun abandon des valeurs essentielles : « Tant que nous n’aurons pas développé un fanatisme de l’humanité assez puissant pour contrebalancer ou pour absorber nos fanatismes de nationalité, n’allons pas charger nos hommes d’État de nos propres péchés. »
Claude Dupont

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