vendredi 2 mai 2025
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Vivre avec les hommes à l’épreuve de la justice, par MICHELLE PERROT

Dans la nouvelle génération, la philosophe Manon Garcia, actuellement professeure à la Freie Universität de Berlin, est une figure qui compte. Ses deux premiers livres (On ne naît pas soumise. On le devient, Climats, 2018 ; La conversation des sexes. Philosophie du consentement, Climats, 2021), traduits en de nombreuses langues, l’ont mise au premier plan de la réflexion féministe. Elle analyse ici « un procès dans lequel se concentrent toute une série de questions fondamentales sur les rapports entre les hommes et les femmes, sur le mal, sur la violence, sur l’inceste, sur les normes de genre, sur le pouvoir ».

Il s’agit moins d’un récit du procès que d’une réflexion sur ces questions.

On rappellera d’abord la décision de Gisèle Pélicot de demander la publicité des débats, vidéos comprises, moins pour donner des preuves, que pour susciter une prise de conscience de la violence exercée sur les femmes. Geste hautement subversif, par lequel la victime fait éclater l’horreur de son agression et renverse sa subordination, devenant actrice de son histoire.

Dominique Pélicot a, durant dix ans, offert à des hommes contactés par réseaux sociaux spécialisés, le corps de son épouse endormie et sédatée, en sa présence, caméra au poing, les vidéos prolongeant la jouissance. Un grand pervers ? Oui, disent Elisabeth Roudinesco ou Sylviane Agacinski. Non, dit Manon Garcia. Il existe une « culture du viol », qui dépasse les cas individuels. Thèse centrale du livre : les violences exercées sur les enfants et les femmes ne découlent pas de la maladie mentale, mais « de la violence des hommes pour exercer leur domination », pour « soumettre » les femmes. « Elle était totalement insoumise », affirme Dominique Pélicot. Il a voulu réduire sa femme, donc sa propriété, à n’être qu’un orifice, en faire une poupée de chiffon, un corps mort, « plus proche du coma que du sommeil », selon le Docteur Bensoussan. Violer une morte, jouissance suprême. Les accusés ont profité de l’occasion, argument que leurs avocats utiliseront pour réduire leur peine ; mais une occasion qu’ils recherchaient et qu’ils ont, pour la plupart (quelques-uns ont renoncé), exploitée sans vergogne, revenant jusqu’à six fois pour l’un d’eux ; hommes quelconques, socialement variés, ayant eu parfois – pas toujours – des enfances violentées, assez ordinaires en somme ; échantillon de la société française, illustrant « la complicité pratiquement omniprésente des hommes français avec le patriarcat » (p. 64).

On n’est pas loin de la thèse de la banalité du mal d’Hannah Arendt à propos d’Eichmann, au procès de Jérusalem.

Les accusés ne sont pas spécialement pervers, ils sont « normaux ». Certes ils sortent de la normalité par leurs actes. Des actes dont justement la fréquence même frôle la banalité. Les statistiques sont à cet égard accablantes. 230 000 femmes sont chaque année victimes de violences sexuelles. 10 % des enfants ont été violés durant leur enfance, la plupart du temps dans leur entourage et leur famille. Les cas d’inceste sont nombreux et la fille de Dominique Pélicot, Caroline Dorian, semble l’avoir subi ; elle attend son procès. « Dans ce procès, comme ailleurs, l’inceste est partout et son ubiquité est à la mesure du silence qui l’entoure » (p. 41). « La masculinité est indissociablement liée à ce sentiment que le sexe est un dû, que le corps des femmes est à disposition » (p.170).

Certes, tous les hommes ne sont pas des violeurs, et ce n’est pas la thèse de Manon Garcia, qui vit et souhaite « vivre avec les hommes ». Mais elle les invite à prendre conscience du système dont ils seraient complices s’ils ne le dénonçaient pas, s’ils ne s’en distanciaient pas. Ce procès, que l’auteure estime équitable dans sa conduite et dans l’individualisation des peines, est une occasion de le faire. Il a suscité une vive solidarité des femmes, admiratives et reconnaissantes envers Gisèle Pélicot. Il constitue un évènement qui, dans la mouvance de #Metoo, cristallise et précipite les évolutions lentes à l’œuvre dans la société. Ce livre, fort et vigoureux, équitable dans sa radicalité, y contribue.

Michelle Perrot
Article paru dans L’ours 541 mai-juin 2025

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