lundi 29 avril 2024
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Victor Fay, formateur ès marxisme, par JEAN-FRANÇOIS MERLE

À la découverte de Victor Fay, personnage étonnant qui, tout au long du XXe siècle, a été un acteur méconnu – on dirait aujourd’hui : un influenceur – dans l’histoire des organisations du mouvement ouvrier français : PCF, SFIO, PSU, Parti socialiste. (a/s de Marion Labeÿ, Victor Fay (1903-1991). Itinéraire d’un marxiste hétérodoxe au sein du mouvement ouvrier français, Éditions du Croquant, Dossiers et documents de l’ITS, publié avec le soutien du fonds de dotation Victor, Paule et Simone Fay, 283 p, 22€ (15€ en souscription jusqu’au 1er octobre).

La postérité a retenu le patronyme de Mentor, jusqu’à en faire un nom commun, mais occulte facilement le souvenir de ses disciples. Pourtant, c’est l’inverse qui est plus souvent vrai : ainsi, par exemple, si l’on vous demande ce qu’ont en commun Jean-Pierre Timbaud et Danielle Casanova, Jeannette Vermeersch et Michel Rocard ? Ils ont tous été formés – certes dans des circonstances et à des époques différentes – à l’idéologie marxiste par Ladislas Faygenbaum, dit Victor Fay. S’il a publié ses mémoires en 1989, sous le titre : La flamme et la cendre (Presses universitaires de Vincennes), c’est une lecture contextualisée de son parcours que nous propose cet ouvrage dans lequel Marion Labeÿ, historienne spécialiste des mouvements communistes et libertaires en France et en Italie, complète et développe son mémoire de master d’histoire contemporaine.

Une jeunesse communiste
Né en Pologne en 1903, de parents juifs, Ladislas Faygenbaum s’engage dès 1918 dans les rangs des Jeunesses du Parti communiste polonais, attiré aussi bien par la révolution d’Octobre que par la figure charismatique de Rosa Luxembourg. Dès ce moment, il est confronté au débat – toujours vif dans l’histoire des gauches – entre identité nationale (la revendication de l’indépendance de la Pologne) et internationalisme (la solidarité avec la révolution bolchevique). Il choisit la solidarité avec l’URSS, se forme à l’action clandestine pour un Parti communiste polonais illégal, mais, en 1925, devant l’échec des mouvements révolutionnaires en Allemagne et le durcissement de la répression en Pologne, il décide de s’exiler. Toutefois, c’est la France et non l’URSS qu’il choisit…

Très vite, il s’engage dans les rangs de la Section française de l’Internationale communiste et se voit confier des missions d’« agit-prop », d’abord à Toulouse, ensuite dans le Nord, lors des grandes grèves des mineurs puis des ouvriers du textile au début des années 1930. Repéré pour ses qualités d’organisateur et de pédagogue, il devient rapidement responsable des écoles du Parti et de la propagande. C’est à ce moment-là qu’il se spécialise dans la formation à la théorie marxiste, dont il deviendra au fil de sa carrière un spécialiste éminent et reconnu. Pendant toutes ces années, il jouera un rôle important dans le processus de sélection des cadres du Parti communiste français. De fait, comme l’illustre avec force exemples et détails Marion Labeÿ, la formation a été le fil rouge de la vie militante de Victor Fay. Michel Rocard, qui a fait sa connaissance à la SFIO parmi les opposants à la politique de Guy Mollet, disait de lui : « La pédagogie de Fay était rude mais d’une efficacité terrible. Nous déchiffrions les textes de Marx et d’Engels, et nous assimilions une méthode de pensée », mais ajoute que les étudiants socialistes et lui écoutaient aussi « religieusement le pronostic du grand Fay » concernant l’évolution de la situation en Algérie.

Un « marginal sécant »
Les revirements que l’Internationale communiste impose dans l’entre-deux-guerres aux partis du Komintern en fonction des intérêts nationaux de l’Union soviétique, l’éloignent progressivement de l’orthodoxie. Il rejoint, d’abord clandestinement, puis ouvertement, le groupe oppositionnel « Que Faire ? » et quitte le Parti communiste en 1936. Curieusement, et contrairement à d’autres membres éminents de « Que Faire ? », il ne sera pas exclu – juste totalement effacé de l’histoire officielle du PCF et de sa mémoire collective. Il rejoint alors la SFIO, certes dans la minorité zyromskiste de la Bataille socialiste, mais quand même, ce choix ne laisse pas de surprendre après ces années passées à pourfendre la social-démocratie. L’autrice montre fort bien à quel point ce minoritaire dans l’âme, « marginal sécant » de l’histoire du mouvement ouvrier français, était fondamentalement attaché à la problématique de l’unité des partis de la classe ouvrière, ce qu’il considérait comme son « héritage luxemburgiste ». Du coup, il sera hostile au pacte de Front populaire – parce qu’il incluait les radicaux, c’est-à-dire la bourgeoisie –, favorable avec Jean Poperen au rapprochement du PSU avec la FGDS au milieu des années 1960, hostile aux Assises du socialisme qui virent Michel Rocard et un gros tiers du PSU adhérer au PS, parce que tout le parti ne suivait pas le mouvement, pour en fin de compte rejoindre lui-même le PS après 1981 et la victoire de François Mitterrand…

Le troisième trait de sa personnalité que développe Marion Labeÿ est qu’il a été un journaliste et analyste prolixe, aussi bien sur les évolutions du monde communiste en France, en URSS et dans les autres pays de l’Est que sur les ruptures et les fractures de la société française, notamment après mai 68. Après la Libération, il sera rédacteur à Combat, dirigé par Claude Bourdet, puis à la RTF où il fera des chroniques régulières sur la politique étrangère. Après les évènements de mai 68, dans le laboratoire intellectuel que fut le PSU, avec Pierre Naville, Pierre Belleville ou Serge Mallet, les recherches théoriques sur l’autogestion, mais aussi les luttes sociales qui s’en réclamaient comme celle de Lip, l’ont passionné, ne serait-ce que parce qu’il y voyait des réminiscences du mouvement conseilliste qui avait porté les premiers élans militants de son adolescence polonaise.

On pardonnera aisément à cette biographie précise et documentée quelques erreurs de dates et une rédaction un peu corsetée par les canons universitaires, en raison du grand intérêt qu’elle suscite et de la mise en perspective habile qu’elle fait de cette personnalité attachante, lucide mais imprégnée des certitudes de son temps, intellectuellement rebelle mais organiquement disciplinée, révolutionnaire et en même temps social-démocrate (puisque c’est ainsi que s’appelait le parti de Rosa Luxembourg…). Dans les congrès du PSU, quand Victor Fay montait à la tribune, le silence se faisait ; sa silhouette déjà un peu voussée et sa voix rocailleuse faisaient le reste : c’était un peu l’histoire qui s’exprimait.

Jean-François Merle
Article paru dans L’ours 531 septembre-octobre 2023

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