AccueilActualitéShoah, le devoir d’histoire, par ERIC LAFON

Shoah, le devoir d’histoire, par ERIC LAFON

À l’instar de ses précédents ouvrages, le dernier essai de Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie dans un collège à Saint-Denis, responsable des formations au mémorial de la Shoah et directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, bouscule une fois de plus le lecteur.  (à propos du livre de Iannis Roder, Sortir de l’ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Odile Jacob, 2020, 214p, 21,90€)

Après ses rĂ©flexions sur l’enseignement, la pĂ©dagogie, la citoyennetĂ©, la RĂ©publique fragilisĂ©e, il souligne cette fois l’échec des mĂ©thodes et des formes de l’enseignement de l’histoire de la Shoah auprès des gĂ©nĂ©rations actuelles d’élèves vivant dans ces zones de relĂ©gation sociale Ă  fort taux d’immigration, de prĂ©caritĂ©, de chĂ´mage, oĂ¹ l’antisĂ©mitisme et le communautarisme intĂ©griste musulman sont prĂ©gnants. Pour lui, le constat d’échec s’explique par l’instrumentalisation incessante de la Shoah, omniprĂ©sente Ă  des fins civiques comme bouclier face Ă  un retour Ă©ventuel de l’extrĂªme droite en France. Cette sorte de leçon de « morale civique » s’accompagne d’une simplification de l’histoire du nazisme et de la politique d’extermination des Juifs d’Europe, de confusions entre « camps d’extermination », « camps de concentration », et « centres de mises Ă  mort » dont la primautĂ© et l’importance dans l’entreprise criminelle nazie sont sous-estimĂ©es, au profit d’un enseignement privilĂ©giant la victime et sa souffrance sans expliquer et contextualiser la politique mise en Å“uvre par les bourreaux.

Des enseignants démunis

Iannis Roder Ă©tablit ce constat Ă  partir de son expĂ©rience d’enseignant et de formateur. Il relève, d’une part, la fragilitĂ© d’enseignant.e.s dĂ©muni.e.s face aux propos antisĂ©mites d’élèves et Ă  leur porositĂ© vis-Ă -vis des contre-vĂ©ritĂ©s et falsifications diffusĂ©es via les rĂ©seaux sociaux. D’autre part, il pointe cette pĂ©dagogie de l’empathie et de l’émotion qui cherche Ă  Ă©mouvoir l’élève avec des lectures de textes ou lors d’un voyage mĂ©moriel Ă  Auschwitz gage d’une comprĂ©hension du nazisme et, Ă  l’avenir, de s’en prĂ©munir. Aussi Iannis Roder plaide-t-il pour une rĂ©affirmation de l’histoire, du contexte, et de la singularitĂ© de la Shoah : non pas en matière de souffrance mais sur la nature mĂªme du crime afin d’éviter les amalgames et les parallèles qui nourrissent la concurrence victimaire – et l’indigestion manifestĂ©e par ces Ă©lèves face Ă  cette histoire. Il milite pour l’enseignement et la mise en perspective d’autres politiques gĂ©nocidaires afin de montrer les similitudes dans les processus de haine et les singularitĂ©s dans la pratique et l’échelle du crime.

Le style vif et le propos percutant de l’auteur nous plongent dans ses interrogations, ses retours d’expĂ©riences. Il ne cache pas non plus la fragilisation de ses engagements confrontĂ©s Ă  la « rĂ©alitĂ© du terrain » aujourd’hui. Son livre est un plaidoyer pour l’histoire contre les prĂªchi-prĂªcha moralisants et antiracistes dans une France oĂ¹ aucun parti nazi ne menace mais oĂ¹ l’on constate un regain d’antisĂ©mitisme sur fond de concurrence des mĂ©moires de la part d’une gĂ©nĂ©ration d’élèves pour laquelle la Shoah ne parle en rien Ă  son histoire collective. Un livre-tribune qui a le mĂ©rite de susciter le dĂ©bat historique, pĂ©dagogique et citoyen. Un appel pour le devoir d’histoire.

Éric Lafon

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