Le monde est en ébullition. On en vient même à parler de troisième guerre mondiale ! Les équilibres instaurés en 1945 sont bousculés et l’on cherche en vain une nouvelle vision de l’avenir. Les idées et l’action de Michel Rocard, décédé il y a près de dix ans, peuvent-elles servir de référence ? C’est ce que pense Vincent Duclert. (a/s de Vincent Duclert, Rocard. Une biographie internationale, Passés/composés, 2025, 364p., 23€)
Inspecteur général de l’Éducation nationale, mais surtout historien, Vincent Duclert est d’abord spécialiste de l’affaire Dreyfus, puis des génocides qui ont marqué le XXe siècle : celui des Arméniens, en 1915, et celui des Tutsis au Rwanda, en 1994. En 2021, il a remis au président de la République un rapport qui souligne les responsabilités françaises lors de ce massacre. À cette époque le soutien de la France au régime en place a compromis l’Armée française dans une politique qui a conduit au génocide. Il faudrait, enfin, le reconnaître et dire la vérité. En préparant son rapport, l’auteur a étudié les archives de celui qui avait été Premier ministre entre 1988 et 1991. Il a alors constaté que celui-ci avait découvert cette vérité dès 1997, et qu’il en avait vainement fait part aux autorités de l’époque. Ce constat a conduit Duclert à élargir son enquête sur les archives internationales de Michel Rocard et à en écrire une sorte de « biographie internationale », qui constitue une contribution importante à l’histoire de cette période. Pour lui, il y a une continuité remarquable, de ses premiers engagements face à la guerre d’Algérie jusqu’à ses interventions à propos du Rwanda, en passant par son action décisive sur le conflit en Nouvelle-Calédonie.
De l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie
En 2003, Vincent Duclert avait participé activement à la réédition du rapport rédigé en 1958 par Rocard sur les camps de regroupement en Algérie. Il en rappelle la genèse, la matière, le déroulement et l’issue finale, avec le choc que sa publication par Le Monde et Le Nouvel Observateur avait provoqué dans l’opinion. Il le met en relation avec son engagement moral et politique contre la guerre d’Algérie et, plus largement, comme le rappelle Rocard lui-même dans sa préface de 2003, avec son choix, dès 1949 pour les valeurs de la social-démocratie.
Après deux chapitres consacrés aux années 1958 et 1959, Duclert évoque brièvement les étapes d’une carrière politique marquée par les échéances des élections présidentielles avec 1974 et son passage du PSU au PS, 1981 et son choix de ne pas se présenter contre François Mitterrand, 1988, quand le président le nommera Premier ministre après sa réélection, malgré leurs divergences au PS. Le conflit en Nouvelle-Calédonie donnera l’occasion à Michel Rocard de mettre en œuvre une méthode de dialogue et de prise en compte des intérêts essentiels des parties prenantes qui aboutira aux accords de Matignon entre Jean-Marie Tjibaou et Jacques Lafleur en décembre 1988.
Durant cette période, qui s’achèvera par son éviction de Matignon en mai 1991, Rocard n’a pas la main sur la politique internationale qui est l’apanage du président. Avec Stéphane Hessel et Jean-Pierre Cot, il défend une politique de coopération plus ouverte que la Françafrique chère à Jean-Christophe Mitterrand. La démission de J.-P. Cot, en 1982, avait montré la difficulté de la mener à bien. En revanche, avec Bernard Kouchner, il obtiendra de faire avaliser par l’ONU une politique d’ingérence propre à obtenir une meilleure gestion des conflits internationaux.
Rwanda : neutraliser Rocard ?
De la même façon qu’il s’était appuyé sur son ami Jacques Bugnicourt pour intervenir en Algérie, il est introduit au Rwanda par son ami Jean Carbonare. Celui-ci lui prépare une visite en tant que député européen (il a été élu en 1994). Il en fait rapport au Parlement européen, mais aussi aux autorités françaises avec une note secrète dont il fera confidence à Pascal Lamy et que Duclert trouve dans ses archives. Rocard a constaté sur le terrain et à travers divers entretiens que la responsabilité française était fortement engagée en 1994. Il partageait ainsi les constats faits par l’historien Jean-Pierre Chrétien qui, depuis le Burundi, avait suivi de près les évènements au Rwanda. En 1998, une mission d’enquête présidée par Paul Quilès s’est efforcée de porter des jugements propres à favoriser de meilleures relations entre la France et le Rwanda. Les apports de Michel Rocard ne seront guère retenus au point que Duclert se demande s’il n’y avait pas « un plan concerté pour neutraliser Michel Rocard ».
Le temps de la vérité
Nommé en 2009 ambassadeur pour les pôles arctique et antarctique, Rocard démissionne de son mandat européen qui l’avait amené à présider plusieurs commissions dont celle de la coopération et du développement, en particulier avec l’Afrique pour laquelle il a soutenu de nombreuses initiatives à diverses étapes de sa vie. Jusqu’à sa mort en 2016, il ne cessera de s’exprimer sur les affaires du monde, comme en témoigne son discours aux obsèques de Stéphane Hessel en mars 2013. Un dernier chapitre du livre est consacré à son « combat d’une vie » pour la paix au Moyen-Orient entre un Israël qui serait mieux assuré de son avenir et un État palestinien libre et démocratique.
Dans un épilogue, Duclert justifie la publication de son livre fondé sur des archives inédites, mais aussi sur le travail réalisé par l’association Michel Rocard (MichelRocard.org). Pour lui, sur la question du Rwanda qui est au cœur de son ouvrage, « nous ne pouvons nous résoudre à différer le temps de la vérité ». Il partage avec Michel Rocard la volonté de « parler vrai ». À une époque où le mensonge et la duplicité tendent à miner les fondements démocratiques de nos sociétés, on ne peut que saluer cet effort de vérité. On peut juger trop sévères certains jugements, et penser que l’auteur oublie certains engagements internationaux de Rocard, pour le Québec par exemple ; il reste que cet hommage fait réfléchir à la nécessité d’un lien entre morale et politique, pour éviter le risque de ce que Rocard appelait à la veille de sa mort – avec un point d’interrogation – « le suicide de l’humanité ».
Robert Chapuis
Article paru dans L’ours 541 mai-juin 2025