lundi 29 avril 2024
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« Les femmes ont-elles une histoire ? », Entretien avec Michelle Perrot

Le 14 février 2023, l’historienne Michelle Perrot recevait chez elle Florent Le Bot pour un long entretien dont la première partie a été publiée dans L’Ours 526 (mars). Le formidable accueil public de l’ouvrage Le temps des féminismes qu’elle a écrit avec Eduardo Castillo était évoqué au regard des débats qui traversent notre société contemporaine. Les liens entre socialisme et féminismes y étaient notamment abordés. Elle revient ici sur ses engagements

Michelle Perrot pourriez-vous en quelques mots remettre en perspective l’histoire du féminisme ?
Le féminisme a une longue histoire. S’agissant des moments contemporains, j’en retiendrais trois. 1949 : Simone de Beauvoir publie Le deuxième sexe. Ça correspondait à ses propres questions sur le rapport masculin-féminin et sur le rôle des femmes, dans le contexte de l’après-Seconde Guerre mondiale. Ce livre demeure un classique essentiel.

Le deuxième temps, ce sont les années 1970-1975, le mouvement de libération des femmes au sens large. C’est celui auquel j’ai vraiment participé. En 1949, j’étais étudiante, j’ai lu Le deuxième sexe, mais j’étais passive devant tout cela. Tandis qu’avec 1970 et au-delà, c’est le moment où j’ai le plus milité dans le féminisme. La lutte pour l’interruption volontaire de grossesse, la loi Veil, la loi contre le viol : il y a beaucoup de choses alors, une espèce de conscience du corps des femmes dans le féminisme qui est tout à fait essentielle.

Le troisième temps, c’est l’époque #MeToo, dans laquelle nous sommes encore, et que nous avons évoqué dans la première partie de l’entretien.

1949, Le deuxième sexe. Comment avez-vous reçu ce livre ? Qu’est-ce que cela a changé dans votre regard, dans votre vie ?
D’abord, si je me souviens bien, précédant la parution du livre, j’ai lu des extraits dans Les Temps modernes, ce qui fait que je ne l’ai pas lu intégralement tout de suite. En 1949, je préparais mon mémoire de maitrise, puis l’agrégation en 1950-1951. Beaucoup de travail. J’ai repris le livre quelques années plus tard, en 1954-1955. J’en ai fait alors une véritable lecture et je me le suis vraiment approprié. En 1951, après l’agrégation, j’ai été nommée au lycée de jeunes filles de Caen. J’y rencontrais Mona Ozouf et Nicole Le Douarin. Toutes les trois, nous partagions la même admiration pour Simone de Beauvoir, Mona étant peut-être un petit peu plus réservée. Nicole et moi, nous étions emballées. Beauvoir, pour nous, c’était une femme émancipée, une femme qui veut écrire, une femme qui voyage, qui conduit sa voiture, qui distingue les amours essentielles, les amours secondaires, etc. Une femme qui ne correspondait pas du tout au modèle habituel des milieux de cette époque-là. On en discutait beaucoup. La rencontre avec une pensée et avec une personne. On aimait beaucoup Sartre également : le sartro-marxisme. Je me suis mariée en 1953 avec Jean-Claude Perrot. Lui aussi l’avait lu. À un moment donné même, on lisait Le deuxième sexe ensemble et on en discutait. Nous nous sommes rencontrés en 1950, beaucoup croisés dans les trains : très romantique tout cela… Et dès le départ, entre nous, c’était très égalitaire : une vie de partage.

C’est un livre qui a compté. Il a compté en lui-même, il a compté pour la femme que j’étais, il a compté dans mes amitiés. Il a compté même dans mon couple. Il a marqué toute une génération en attendant de marquer les autres.

Le deuxième sexe a d’ailleurs orienté mon premier élan de recherches vers le féminisme. Ce en quoi Ernest Labrousse à la Sorbonne m’a gentiment dissuadé (c’était un homme très gentil) : « vous n’allez-pas faire carrière avec cela mademoiselle. » Labrousse était socialiste, nous le savions ; il faisait des cours passionnants sur le mouvement ouvrier et sur le socialisme : Saint-Simon, Cabet, Proudhon. Je lui dois tout ce que je sais en la matière. Mais au fond, je crois que j’étais un peu soulagée qu’il me propose les grèves ; je ne tenais sans doute pas plus que cela à travailler sur le féminisme. C’était alors une provocation de ma part ; du moins, je le crois aujourd’hui.

S’agissant des années 1970, pourrait-on partir de 1968, et même de la séquence ouverte en 1965 ?
1968, vous savez, les femmes, on n’en parlait pas beaucoup. C’est d’ailleurs parce qu’on n’en parlait pas beaucoup qu’il y a eu le Mouvement de libération des femmes en 1970…

Je vous interromps (je suis désolé). On n’en parlait pas beaucoup, elles étaient invisibilisées, mais elles étaient bien dans le mouvement ! Les historiens, les historiennes, Xavier Vigna, Fanny Gallot, d’autres, l’ont montré. Mais cela nous décale par rapport à un féminisme plutôt centré sur la bourgeoisie, tel qu’avec Simone de Beauvoir. L’oubli des ouvrières ?

Oui, sans doute. A cette époque-là, oui. Quand j’ai fait ma thèse sur les grèves, je consacre un chapitre aux femmes dans les grèves et aux grèves de femmes. Mais, elles étaient minoritaires, parce qu’elles étaient minoritaires dans le travail industriel qui était celui dans lequel s’enracinaient surtout les grèves. Et puis j’avais l’impression que la grève, c’était viril. Il y avait une virilité de la grève. Et je trouvais les femmes dans les mouvements ouvriers, un peu soumises. J’ai été très contente de découvrir Lucie Baud : je l’ai mise de côté et redécouverte bien plus tard. Mais il n’y avait pas tant que cela de figures de femmes militantes, pas tant que ça. J’avais, il est vrai, un petit peu tendance à adopter le modèle de la virilité ouvrière. L’ouvrier, c’est un homme… En plus, cela correspondait à mon féminisme de l’époque : un féminisme qui se revendiquait de l’égalité, ce qui signifiait « avoir ce qu’avaient les hommes », ne pas rester dans ce monde féminin qui était un monde dominé, refoulé, bien mignon… Tout cela ne me plaisait pas beaucoup.

Dans les années 1970 votre engagement de militante s’exprime de quelle manière ?
Beaucoup de manifestations, beaucoup de réunions de toutes sortes. On se battait pour la contraception – qui malgré la loi Neuwirth (1967) n’était pas encore bien acceptée –, pour l’interruption volontaire de grossesse : Gisèle Halimi, le procès pour avortement de Bobigny de 1972 qui était très important. Beaucoup de manifestations auxquelles je participe. Il y aussi par la suite (1978) le procès d’Aix-en-Provence concernant le viol de deux femmes près de Marseille et qui aboutit en particulier à la loi de 1980 qui fait du viol un crime. J’ai dû manifester à l’époque, mais je ne m’en souviens plus autant que pour l’IVG, car la mémoire sélectionne. On filtre, on oublie…

Par ailleurs, dans ces années-là je suis à Jussieu, et avec ma collègue et amie Françoise Basch, on fonde en 1973 un groupe d’études féministes qui organise beaucoup de choses à l’université. La même année, je propose à des collègues plus jeunes, Pauline Schmitt, Fabienne Bock, un cours sur l’histoire des femmes. « Les femmes ont-elles une histoire ? ». Ce cours, en 1973-1974, a eu beaucoup de succès. Il a suscité beaucoup d’étonnement, beaucoup d’étonnement… Et puis ce cours s’est pérennisé tous les ans. Il y avait une majorité de filles, certes, mais il y avait aussi des garçons, sensibilisés sur ces questions.

La mixité, c’est essentiel. La force des structures, la force des millénaires de construction des sexes, des inégalités de genre, les résistances face aux changements…

Le chemin est encore long. Il y a beaucoup de choses à faire. »

Propos recueillis par Florent Le Bot, entretien paru dans L’ours 531 septembre-octobre 2023

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