AccueilActualitéLes femmes, la nourriture et la société, par ÉLIANE LE PORT

Les femmes, la nourriture et la société, par ÉLIANE LE PORT

À partir de réflexions sur ses propres expériences, de nombreuses sources – littéraires et cinématographiques notamment – et d’une enquête orale menée auprès de lycéennes, la journaliste Lauren Malka interroge le rôle des rapports sociaux de genre dans les pratiques culinaires et alimentaires des femmes.

Elle revient tout d’abord sur les images qui, dès l’enfance, fabriquent le type de mangeur en fonction du genre : malgré une attirance équivalente entre filles et garçons pour la nourriture et en particulier pour les saveurs sucrées, le petit garçon est perçu comme un « bon mangeur » alors que la petite fille est qualifiée de « gourmande ». La projection de valeurs morales associant la gourmandise au plaisir, voire au désir, les filles sont incitées, dès leur plus jeune âge, à maîtriser leurs pulsions gourmandes.

La distinction entre les genres dans la formation du goût s’inscrit dans une histoire ancienne. Tout ce qui touche à l’appétit féminin forme, selon Lauren Malka, « un tabou et un concentré de fantasmes et de peurs ancestrales ». Dans certains textes et images véhiculés au Moyen Âge par des hommes d’Église, le péché de gourmandise est la mère des autres vices, notamment celui de la luxure ; les femmes sont ainsi soupçonnées d’exciter l’appétit sexuel des hommes. À l’époque contemporaine, la représentation de la « faute gourmande » est reprise et refaçonnée par nombre de cinéastes et de publicitaires qui ne se lassent pas de mettre en scène l’érotisation des femmes dans leur rapport aux aliments, en particulier aux mets sucrés.

L’enquête menée par la journaliste montre au contraire la complexité du geste alimentaire ou culinaire pour les femmes. Celles-ci enveloppent en effet leurs plaisirs de valeurs plus « nobles et moins coupables que le penchant gourmand auquel elles sont si souvent ramenées ». L’écart entre femmes et hommes dans l’acte de manger se situe notamment dans l’attachement qu’ont les premières à écrire la nourriture plus qu’à la consommer : l’idée d’un repas bien raconté est plus intéressante que le repas lui-même, signalent plusieurs protagonistes de son enquête. Malgré un rapport verbal et scripturaire à l’art de manger, les femmes, pendant très longtemps, ont été exclues de la sphère gastronomique, que celle-ci concerne les critiques-gastronomes ou les grandes cheffes : en 2016, sur les 600 restaurants étoilés du Michelin, 17 seulement (soit 2,8 %) sont tenus par des femmes.

C’est dans la dernière partie de l’ouvrage (« La minceur : obéir jusqu’à disparaître ? ») que l’expérience personnelle de l’autrice entre le plus en résonnance avec celle de certaines femmes auprès de qui elle a mené son enquête. Une pratique des régimes amaigrissants, une attention de tous les instants portée à la minceur, ainsi que le contrôle des aliments, la renvoient, selon elle, au spectre de l’anorexie mentale : « Rien de ce qui entre dans mon estomac n’a été prévu longtemps à l’avance, y compris les petits plaisirs ».

Lauren Malka livre alors quelques réflexions sur la peur de grossir qui serait connectée à celle de grandir, sur le rapport à la graisse dans les sociétés, et sur ce que recouvre le modèle culturel de la minceur. La fin de l’ouvrage est consacrée aux types de désordres alimentaires, les TCA (Ttroubles des conduites alimentaires) analysés ici comme une forme d’exclusion de la féminité qui constituerait un « réflexe d’auto-défense face aux injonctions et violences que les femmes subissent dans leur corps ».

L’exploration de sa propre expérience par la journaliste et les analyses qui renvoient à l’aliénation corporelle imposée par un système patriarcal amènent Lauren Malka à formuler, en conclusion, quelques éléments d’une pensée émancipatrice qui permettrait aux femmes, non seulement de reprendre le contrôle de leurs appétits, mais également d’écrire une autre histoire qui ferait entendre la subjectivité des actrices.

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