mercredi 24 avril 2024
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Les crises de l’Europe en perspective 1945-2018

L’OURS hors série Recherche socialiste 84 85 (juillet-décembre 2018) vient de sortir : des historiens, des politistes, des intellectuels, des responsables politiques sollicités par notre revue s’interrogent sur les crises précédentes, livrent leur diagnostic, les mettent en perspective, et envisagent l’avenir de l’Europe. Également dans ce numéro, nos rubriques habituelles : notes de lecture, débat, document…  Découvrez ici le sommaire complet et l’avant propos d’Alain Bergounioux.

Alain Bergounioux, Avant-propos (lire ci-dessous)
Les crises de l’Europe en perspective
Laurent Jalabert, La PAC, les crises agricoles et les socialistes
Gérard Bossuat, Crises et avenir de l’unité de l’Europe. Un regard d’historien
Bruno Cautrès, Les opinions publiques européennes sont elles encore favorables à la construction européenne ?
Bernard Bruneteau, Les anti-européens ont-ils déjà gagné les élections de 2019 ?
Ioannis Balampanidis et Giorgos Katsambekis, Grèce : le choix européen, malgré tout
Maurice Braud, Union européenne, au-delà des frontières : des valeurs universelles, au service de la paix dans le monde

Europe : et maintenant, que faire ?
Philippe Pochet, Vers un système de relations industrielles européen : quelle stratégie syndicale ?
Thierry Pech, L’Europe à l’épreuve de la « crise des réfugiés »
Guillaume Balas, Pour une Europe socialiste et humaniste, reconstruire des rapports de force
Pervenche Berès, Europe, bilan et perspectives
Sylvie Guillaume, L’Europe à la croisée des chemins
Christine Revault d’Allonnes-Bonnefoy,Européennes 2019 : les propositions des socialistes
Ernst Stetter, Les progressistes européens et la possible voie à suivre
Pierre Moscovici, L’approfondissement et la démocratisation de la zone euro

Notes de lecture
Alain Bergounioux, Les improvisations de l’Europe face aux crises(à propos du livre de Luuk Van Middelaar, Quand l’Europe improvise. Dix ans de crises politiques, Gallimard Le Débat, 2018)
Éric Lafon, RDA, la marque ou la trace ?(à propos du livre de Nicolas Offenstadt, Le Pays disparu. Sur les traces de la RDA, Stock, 2018)

Débat
Denis MacShane, Dans quel état est le Parti travailliste ?

Document
Robert Verdier, socialiste et enseignant face aux événements de mai 68.Extraits de son journal inédit, présentés par Frédéric Cépède et Gilles Morin

In memoriam : Jean-Claude Boulard, Étienne Huchet Irma Rappuzi

Avant propos d’Alain Bergounioux

Dans le précédent numéro de notre revue consacré aux « Utopies », Francis Wolff et Maurice Braud s’interrogeaient sur l’Europe comme utopie, tant apparaît nécessaire la poursuite de la construction de cet espace de paix face aux nouveaux défis environnementaux, démographiques, politiques, sociaux… Mais, depuis 2005 au moins, le ton a changé dans nos analyses, l’enthousiasme cédant de plus en plus devant les inquiétudes quant aux remises en cause des apports de l’Union européenne.

Depuis bientôt 50 ans, l’OURS a proposé de nombreuses réflexions sur l’idéal internationaliste et européen des socialistes, et en particulier sur l’histoire de la construction européenne, vue du côté français, mais aussi anglais, allemand, à travers des articles ou des dossiers dont nous ne donnons ici que quelques exemples1. La perspective des élections européennes de 2019, dans un contexte où la sortie de leur pays de l’Europe ne semble même plus être un drame pour nombre de citoyens de l’Union européenne, ne pouvait que nous inciter à proposer une série de réflexions pour éclairer les choix qui sont devant nous.

Mettre la crise actuelle en perspective
Le sommaire de ce dossier a été imaginé avec le concours toujours précieux de l’historien Gérard Bossuat, spécialiste de l’histoire de la construction européenne, et de Maurice Braud, qui suit ces questions à l’OURS depuis des années, nourri de ses responsabilités au secteur international au Parti socialiste. Il donne la parole à des chercheurs, historiens et politistes, et à des responsables politiques que nous avons sollicités. En filigrane, il pose à travers la notion de « crise » une question qui interroge la construction même de l’Europe dont on a souvent dit qu’elle avançait par crise, étant entendu que la crise en question était surmontée par chaque nouvelle avancée dans le sens de plus d’intégration ou de solidarité. Mais où en est-on aujourd’hui ? L’accumulation des crises est-elle en train de briser la perspective d’un espace de paix et de prospérité ?

Le regard plus distancié des « chercheurs » établit un constat, qui ne surprend pas, celui d’une crise qui vient de loin, mais qui est de densité variable. Mais au-delà des choix politiques, comme par exemple en matière de politique agricole (Laurent Jalabert), c’est bien souvent l’absence d’explication des situations et une pédagogie élémentaire (et sans démagogie) sur les voies empruntées pour atteindre les objectifs qui paraissent le plus manquer. L’Europe apparaît alors lointaine, responsable de tout ce qui ne va pas. Dès lors se brosse le tableau d’une Europe où le sentiment europhile subit une météo changeante (Bruno Cautrès), et où les forces hostiles à la construction européenne prennent de plus en plus de place (Bernard Bruneteau). Mais, derrière ce constat trop vite décrit comme irréversible, il invite aussi à prendre la mesure des attentes d’un véritable discours mobilisateur, la déception se manifestant à l’égard de l’Europe telle qu’elle se construit et non pas de l’idée elle-même.

Ces articles invitent ainsi à ne pas regarder la situation dans les autres pays de l’Union simplement à l’aune du nôtre et de sa situation et de son histoire. Ainsi de la crise grecque (Ioannis Balampanidis et Giorgos Katsambekis), qui marque aussi un attachement des Grecs à l’Europe. Ils observent aussi l’action de l’Europe au regard de l’idéal et des valeurs qu’elle porte. Attachement à l’Europe et à une idée en marche dont il faut aussi retrouver le sens. Le sens d’une idée qui dépasse le cadre d’une Union qui s’est certes élargie mais à laquelle les pères fondateurs ne fixaient pas de véritables limites. Voie optimiste et enthousiaste dont on oublie vite qu’elle a apporté la paix, comme si la chose allait de soi. Battre en retraite derrière ses frontières à la moindre difficulté s’est aussi oublier l’idée, nous rappelle Maurice Braud, et laisser penser que c’était mieux avant. C’est ne pas regarder les atouts de l’Union européenne dans la mondialisation, et l’espoir qu’elle porte d’une autre organisation du monde.

Et maintenant, que faire ?
Il appartient aux responsables politiques de faire des propositions. Ils peuvent nourrir leurs réflexions des « leçons » de l’histoire, et s’appuyer sur les analyses des experts ou des think tanks. Pour Thierry Pech, directeur de Terra Nova, la crise des migrants offre un terrain d’expérimentation d’une véritable solidarité européenne à l’égard d’hommes, de femmes et d’enfants meurtris comme il le développe ici avec les propositions qu’il livre, avec l’Institut Montaigne, au débat. Cette crise, brandie comme une menace, pourrait ainsi être un levier. De même en matière sociale, la contribution de Philippe Pochet montre que les instruments d’une coordination européenne des politiques sociales, dont il rappelle la construction depuis les traités de Rome, sont là, mais que l’amélioration du sort des travailleurs européens, en matière salariale ou de conditions de travail, dépend des politiques nationales. Et sa conclusion est sans appel : « la crise a mis à mal la construction du dialogue social européen et, elle a contribué à défaire les institutions nationales dans de nombreux pays ». L’un des enjeux du prochain scrutin se situe évidemment sur ce terrain.

Nous avons donc posé la même question à différents acteurs « bruxellois » et « strasbourgeois » : « Comment l’Europe peut-elle – concrètement – affronter ou surmonter les défis actuels ? Nous remercions vivement, et dans l’ordre alphabétique, Guillaume Balas, Pervenche Berès, Sylvie Guillaume, Christine Revault d’Allonnes-Bonnefoy, Ernst Stetter, d’avoir accepté de nous répondre.

Pierre Moscovici, commissaire européen en charge des dossiers économiques et monétaires de la zone euro, dresse pour sa part un bilan de l’action de l’Europe depuis la crise de 2008. S’il en tire en bilan positif et mesure le chemin parcouru, il n’en pointe pas moins les insuffisances, notamment dans le fonctionnement démocratique de l’Union. Mais il entend aussi relever la responsabilité propre des gouvernements des États membres qui, en premier ressort, détiennent les clés de la poursuite de cette aventure européenne aujourd’hui menacée. Il propose quelques pistes, pour nourrir un débat qu’il est impératif d’ouvrir pour que les européennes de 2019 soient autre chose qu’un défouloir pour des peuples épuisés par les difficultés économiques et sociales, et inquiets devant le manque de lisibilité de l’avenir.

L’expérience de ces témoins/acteurs au sein même des institutions européennes donne tout son poids à leur perception des défauts de la construction actuelle, de la crise qu’elle traverse et des espoirs que doit porter l’Europe. Pour ma part, la réponse à cette question passe d’abord par un rapide détour par l’histoire.

La crise européenne de la volonté socialiste
On craint toujours d’abuser avec l’idée que nous vivrions des « années tournantes ». Et, pourtant, pour l’Union européenne, il s’agit bien de cela. Certes, celle-ci a connu bien des crises. Mais, généralement, elles posaient un problème à la fois : la Communauté européenne de défense au début des années 1950, la place de l’État avec la « politique de la chaise vide » voulue par de Gaulle au milieu des années 1960, le « chèque » britannique au début des années 1980, par exemple. Aujourd’hui, les crises s’additionnent, Jean-Claude Juncker parle de « poly-crisis »  : un développement économique qui nourrit les inégalités entre pays et au sein de chaque société, les poussées migratoires qui accentuent les interrogations sur ce que deviennent nos sociétés taraudées par la menace terroriste qui aggrave les appréhensions, les inquiétudes climatiques qui n’amènent pas pour autant des politiques communes en matière d’énergies, les menaces internationales, où Russie et États-Unis (qui l’eut dit il y a dix ans !) s’accordent au moins pour mettre en cause le multilatéralisme dans lequel les Européens ont voulu se reconnaître, l’influence croissante des régimes autoritaires, à l’extérieur et à l’intérieur de l’Europe même, les conséquences à venir du Brexit, mal mesurées encore. Tout cela se cumule et contribue à rendre l’avenir de l’Union européenne particulièrement opaque. Ses processus de décision complexes et rarement satisfaisants, dans la mesure où ils résultent de compromis entre les États nationaux qui font l’Union – on l’oublie trop souvent quand on parle de l’Europe comme si elle était une entité à part entière – nourrissent un procès permanent en déficit démocratique. Les critiques des adversaires de l’Union européenne, anciens et nouveaux, venant de la droite et des extrêmes tout aussi bien que de la gauche et de ses extrêmes se rejoignent pour, d’une manière ou d’une autre, retrouver, pour l’essentiel, des cadres nationaux. Les uns, à l’extrême droite, le revendiquent expressément, les autres, à l’extrême gauche, de façon dissimulées le plus souvent.

Cette situation suffit à expliquer qu’un désir de protection s’exprime dans les peuples. Il est parfaitement légitime. C’est même la fonction première du pouvoir politique. Et ce n’est pas parce que l’Union européenne n’est pas en tant que tel un État mais plutôt une « entité politique régionale », qu’elle n’a pas sa responsabilité2. Les Européens doivent donc y répondre et ne pas laisser cette promesse aux partis populistes.

Notre conviction est que la fragmentation nationale serait, de fait, un facteur d’affaiblissement pour tous les pays – sans parler des conséquences à venir des divisions accrues. Ce ne sont pas les États-nations seuls qui assureront une croissance soutenable, feront face aux flux migratoires, répondront au terrorisme, reconstruiront un cadre multilatéraliste. Nous ne devons pas confondre protection et fermeture. La coopération est un élément dont nous avons besoin pour beaucoup de nos politiques, si nous voulons qu’elles soient efficaces. Reconnaître les faiblesses et les contradictions de la construction européenne ne doit pas nous faire oublier ce pourquoi nous avons toujours combattu. Ces valeurs pour lesquelles les générations socialistes qui nous ont précédé ont milité, en prenant aussi des risques politiques, sont toujours les mêmes.Or, elles peuvent être en danger aujourd’hui. Les libertés, l’égalité, la démocratie, la paix même redeviennent un capital précaire et menacé. Il faut avoir conscience que le projet européen porte plus que lui-même, il porte la volonté – s’il réussit évidem­ment – d’aider à construire un ordre planétaire régulé par le droit et la coopération. C’est cela le sens de l’internationalisme aujourd’hui.

Le combat des valeurs est nécessaire
Rappeler ces convictions et ces principes est un préalable indispensable. Car ce n’est pas parce que la situation est complexe que les idées doivent être floues, ce n’est pas parce qu’elle est difficile qu’il ne faut plus faire preuve de volonté. Il faut ensuite porter un message clair. Les prochaines élections européennes verront comme souvent les enjeux nationaux l’emporter. Mais, dans la mesure où les partis populistes d’extrême droite sont à l’offensive presque partout et gouvernent déjà plusieurs pays membres de l’UE, la critique de l’Europe sera au centre des controverses – les partis populistes ont toujours besoin d’un bouc émissaire – et la liaison entre l’immigration et une Europe laxiste est vite faite puisqu’il suffirait, prétendent-il, que les États réaffirment leur souveraineté nationale pour résoudre tous les problèmes. Le combat des valeurs est donc nécessaire. Mais nous devons éviter deux erreurs. La première est la plus évidente. Elle serait de s’en tenir là. Or, il faut se rappeler que les messages qui capitalisent sur les émotions et les peurs ont toujours plus de force que ceux qui appellent au dépassement des difficultés du présent. Emmanuel Macron, en affirmant que deux camps et deux seulement s’opposent, conforte cette première erreur. Elle fait des partis populistes une alternative, l’alternative peut-être. Ces deux erreurs se cumulent et créent une situation incertaine.

Nous devons donc nous attacher prioritairement à montrer ce que doit et peut être une Europe protectrice. Pour cela, ne nous focalisons pas aujourd’hui sur les questions institutionnelles. Les oppositions actuelles entre les États  – et le fait que leurs situations politiques nationales n’incitent pas aux initiatives – n’amèneraient pas loin. Changer les traités est hors de portée actuellement. Posons donc avant tout les questions de fond. Et travaillons avec d’autres partis socialistes et sociaux-démocrates à s’engager pour un plan d’investissements important, pour alimenter un budget de la zone euro conséquent, pour prendre à bras le corps la question migratoire, pour rendre effectifs les engagements écologiques, pour mener une politique commerciale plus exigeante capable de relever les défis de l’unilatéralisme de l’administration Trump, pour conforter une défense commune, pour démontrer en un mot que l’amélioration des situations nationales peut aller de pair avec l’efficacité européenne. Les socialistes et les sociaux-démocrates doivent prendre la tête d’un combat pour une Europe protectrice et solidaire. Ils n’ont plus l’influence qui était la leur dans les décennies précédentes, ils sont contestés et attaqués, mais ils représentent encore une force réelle qui a la capacité de se rénover. Pour ce faire, il faut s’identifier à des combats d’avenir. L’Europe en est toujours un. Ayons présent à l’esprit ce que disait déjà Jacques Delors, il y a près de quinze ans : pour retrouver un élan, il faut le « cœur qui rapproche de l’autre » et « le réalisme dans la méthode ».

Comme nous en avons l’habitude, ce numéro accueille aussi d’autres thèmes que celui du dossier principal. Certes, dans nos « Notes de lecture », la question européenne est encore au cœur de ma « critique » du récent et important livre de Luuk Van Middelaar (Quand l’Europe improvise), mais Éric Lafon nous propose avec sa lecture du livre de Nicolas Offenstadt (Le Pays disparu) un autre terrain, celui de la RDA, pour aborder la question de l’histoire et de la mémoire, des hommes et des lieux. Denis MacShane, dans la partie « Débat », interroge la stratégie actuelle du Labour Party, où la question de l’Europe n’est pas loin. Et pour clore cette année 2018 marquée par le 50e anniversaire de mai 68, les extraits du journal de Robert Verdier présentés par Frédéric Cépède et Gilles Morin constituent un document passionnant sur la vision de ces événements par un enseignant socialiste.

Alain Bergounioux

(1) Alain Bergounioux, « L’Europe et les socialistes français.une perspective historique », L’OURS recherche socialiste, n° 28, sept. 2004, p. 5-11. Denis Lefebvre, « Les socialistes et l’Europe, de la Résistance aux traités de Rome », n° 38, mars 2007, p. 33-53. Sir Stuart Bell, « La construction européenne. Une perspective britannique », n° 45, déc. 2008. « Les relations franco-allemandes à l’épreuve de l’intégration européenne, 1945-2010 » (Gérard Bossuat dir.), n°52-53, juil-dec. 2010.

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