Qu’est-ce que le rocardisme ? Pas facile de définir clairement un courant de pensée dont aucun pouvoir ne s’est réclamé, dont l’inspirateur n’a pas eu d’héritier, et dont les disciples se sont dispersés dans plusieurs directions, dans divers courants, clubs ou think tanks. C’est pourtant la tâche à laquelle se sont attelés deux hommes qui furent des proches collaborateurs de Michel Rocard.
A propos du livre d’Alain Bergounioux et Jean-François Merle, Le rocardisme. Devoir d’inventaire, Seuil, 2018, 295p, 22€
Article paru dans L’OURS 480 (juillet-août 2018), page 4.
Nul doute que ce livre fera partie des ouvrages de référence sur le sujet, ne serait-ce que par la richesse de la documentation et la qualité de synthèse qui marque chaque chapitre. Et c’est une étude qui évite les écueils de l’hagiographie, même si les prises de distance ne peuvent être assimilées à des reniements. Comme l’écrit malicieusement un des auteurs dans une dédicace adressée à un ami : « un inventaire… mais pas une liquidation ! »
Un lieu de rencontres
Ce qu’on peut d’abord retenir, c’est que le rocardisme fut un lieu de rencontres, de confluences. Voilà un produit qui résulte d’une alchimie complexe. Diversité dans la définition. On parle en effet de « deuxième gauche ». D’autres évoquent « un courant chrétien ». Les plus offensifs y voient « une gauche américaine ». Pluralité des strates. On retrouva parmi les rocardiens des militants du temps de la Guerre d’Algérie, puis des Chrétiens en recherche d’ancrage à gauche. Suivit la génération des soixante-huitards. Et on peut déceler une triple dimension existentielle : présence du rocardisme dans le parti-PSU, puis PS ; résonance forte dans l’opinion ; activité soutenue dans les réseaux. Ainsi se dessine un des premiers mérites du rocardisme.
Dans la longue marche de la gauche dans l’opposition, le parti communiste était domiÂnant. Et, à côté cheminait une « gauche non-communiste » un ensemble hétéroclite et émietté. Or, la victoire n’était possible que si l’on réussissait à doter cet ensemble d’une identité et d’une unité organique, afin qu’il pût devenir le premier dans son camp et crédibiliser ainsi l’union de la gauche : le rocardisme contribua de façon significative à entraîner dans un même parti des éléments aux origines diverses, et qu’on avait longtemps cru antagonistes.
Méthode et principes
On dit souvent que le rocardisme fut une méthode appuyée sur des principes. La première campagne législative, dans les Yvelines, reposait sur trois notions : la vérité, la justice et la responsabilité. La vérité, c’est de rappeler qu’il n’est pas de progrès social envisageable dans l’illusion et la confusion. Les socialistes doivent reconnaître le rôle de l’économie de marché et respecter les équilibres financiers et commerciaux. La responsabilité, c’est de donner toute sa place au citoyen. De répéter que le pouvoir est un moyen, non une fin en soi, et que le contrôle sur la production est plus important que la propriété des moyens de production. D’affirmer que la décentralisation est une exigence démocratique. Mais l’homme du « réalisme économique » ne veut pas oublier que la justice reste un impératif, d’où, entre autres, la remise en honneur de l’économie sociale.
Ces principes peuvent s’étayer sur une méthode dont les auteurs nous rappellent les trois axes : le dialogue comme outil, l’autoÂnomie comme perspective, la durée comme exigence. C’est cette méthode qui guide son action ministérielle, dans l’accomplissement de ses principales réformes. Cette recherche du plus large accord par une vaste et longue concertation permit d’engranÂger des succès sur des points délicats, comme le dossier calédonien ou la création de la CSG. Alors que la tentative de réforme scolaire avait fait chuter le gouvernement Mauroy, Michel Rocard fit passer sans encombre le projet de réforme de l’enseignement agricole. Autant de lois qui ne devaient plus être remises en cause par la suite.
La gauche socialiste s’est complu dans de grands débats théoriques sur l’opposition du contrat et de la loi. Si Rocard préfère, autant que faire se peut, le contrat, c’est pour une raison bien empirique. Le contrat se conclut au terme d’un dialogue qui entraîne l’adhésion des partenaires, et a donc plus d’assurance de pérennité qu’une loi votée au forceps et soumise aux aléas des changements de majorité.
Convictions
Mais ce serait injuste de réduire le rocardisme à une méthode. Il repose sur une conviction, un engagement aux racines plus affirmées que ne l’ont prétendu ses détracteurs. Ainsi, on vante souvent le réalisme du SPD allemand, qui s’était débarrassé au congrès de Bad Godesberg de la plupart des références marxistes : Rocard condamnait cette « expression parfaite d’un conformisme libéral sans ambition ». Et sur l’Europe, contrairement à l’européisme béat qui est devenu la marque de beaucoup de socialistes, Rocard estimait qu’on ne pouvait s’engager dans sa construction qu’avec l’ « assurance d’une indépendance réelle des installations nouvelles vis-à -vis des trusts et des cartels patronaux ». Sans vouloir forcer le trait ou aller trop loin dans le rapprochement, on peut percevoir des résonances de jauressisme dans le rocardisme. Dans les deux cas, le socialisme est considéré comme un processus que l’on poursuit plus que comme un objectif que l’on atteint. Dans les deux cas, le socialisme ne peut se limiter à la conquête de l’Etat. Il faut aussi instaurer d’autres rapports entre la société et le pouvoir, entre le collectif et l’individu. Socialisme signifie émancipation de l’individu. Le rocardisme, c’est aussi une morale. Jaurès n’aurait pas renié cette assertion rocarÂdienne : « Si le socialisme est une lutte pour une plus grande justice sociale, il est aussi une lutte contre la solitude de l’homme. »
Mais les auteurs savent cerner certaines limites du rocardisme. D’abord, les qualités de synthèse de Rocard ne l’empêchent pas d’effectuer quelques grands écarts – entre les orientations d’une gauche moderne et les thèmes soixante-huitards par exemple. Par ailleurs, Rocard lui-même reconnut que son exigence proclamée de compromis social fut trop souvent comprise comme la recherche systématique du consensus, qui est le signe de dilution de la volonté politique. Et surtout, vouloir adapter la gauche au grand courant de la modernité est louable, mais, face à une mondialisation destructrice des protections sociales et des principes de régulation, le rocardisme n’a pas su dégager un nouveau type de développement économique respectueux de la justice sociale. Les autres courants du mouvement socialiste non plus, d’ailleurs.
Après la lecture du livre, reste une question : alors que le rocardisme avait la faveur de l’opinion, que Rocard devançait, parfois largement, Mitterrand dans les sondages, pourquoi la candidature Rocard ne s’imposa-t-elle pas en 1981 ? Les erreurs, tactiques ou stratégiques, n’expliquent pas tout. En fait, après de longues années d’attente, la gauche française rêvait d’un grand retour au Front populaire, un Front popu qui, cette fois, ne se fracasserait pas sur le mur de l’argent. On pense à la réflexion de Pierre Joxe : « Le rocardisme, ça n’existe pas ; le mitterrandisme non plus d’ailleurs. Le seul critère, c’est l’union de la gauche. » La nostalgie cristallisait un mythe. Dès lors, les mises en garde de Rocard, ses préalables programmatiques, ses exigences de clarification, paraissaient autant de réticences, lourdes d’arrière-pensées, de méfiances, voire d’hostilité. Beaucoup de mitterrandistes lui donnèrent ultérieurement raison. Mais, à l’époque, c’est Mitterrand qui avait l’oreille du « peuple de gauche ».
Claude Dupont