Dans la mémoire de la geste socialiste lato sensu, l’engagement jusqu’au martyre de Jaurès pour la paix reste un symbole éminent. Derrière le symbole pourtant, relève Élisa Marcobelli dès l’introduction, « pacifisme et socialisme n’ont pas toujours marché main dans la main ». (à propos de Élisa Marcobelli (dir.), Socialisme et pacifisme de la IIe Internationale à la Guerre froide, L’Arbre bleu, 2024, 185 p., 25€)
Jaurès lui-même, rappelle Elisa Marcobelli, avait composé L’Armée nouvelle pour préparer la France à gagner une guerre défensive « dans le monde incertain dont elle est enveloppée ».
Fondée en 1889, la IIe Internationale attendit 1904 (Amsterdam) pour traiter de la paix dans le contexte particulier de la guerre russo-japonaise. L’ouvrage, dont on relèvera les éclairages internationaux, est précédé par un prologue (« Guerre-paix-internationalisme : le cas socialiste »). Il comprend dix chapitres répartis en quatre parties : « le socialisme et la paix autour de 1914 » ; « le moment 1914-1918 » ; « composer avec la paix après les guerres mondiales » (dont les trois chapitres couvrent, au moins en partie, la période de l’entre-deux-guerres) ; « politique étrangère socialiste et guerre froide ». L’internationalisme socialiste est défini sous un triple aspect : processus, projet, identité, pratique (Talbot Imlay). Malgré les différences qui résultent de chaque contexte, il existe une similitude d’approche entre les trois internationales socialistes (IIe Internationale,1889 ; IOS, 1923 ; IS, 1951). Leur pratique est cependant relevée comme « très européenne et même ouest-européenne ».
Pacifisme et patriotisme
Andrea Benedetti montre la complexité du rapport entre les pacifismes bourgeois et un Bureau socialiste international qui se limite à des actions court-termistes sans jamais être en mesure d’arrêter des modes d’action communs jusqu’à l’échec de 1914. La période 1914-1918 s’ouvre par un chapitre sur l’Italie (Stéfanie Prezioso), où passe un Mussolini passé du statut de « socialiste intransigeant » à celui du défenseur de l’intervention militaire, consacré à un Gramsci qui voyait dans la guerre le creuset d’un surgissement révolutionnaire que l’histoire infirmera. Vincent Chambarlhac s’interroge sur « la guerre comme fin d’une tradition socialiste », celle qui, avant-guerre, liait pacifisme et patriotisme républicain. Les deux éléments deviennent antinomiques : les fragiles équilibres de 1905 ont été « déconstruits par la guerre », ce qu’actera le congrès de Tours.
L’après Première Guerre mondiale s’ouvre par un chapitre d’Adeline Blaskiewicz-Maison consacré à la construction de la paix par l’action sociale internationale au travers de la figure d’Albert Thomas et du BIT dont elle est une spécialiste reconnue (voir Gilles Candar, L’ours 535). Benoît Kermoal s’intéresse à « l’impossible choix des socialistes français de Munich à la défaite de 1940 » entre violence et paix. Le cas même de Paul Ricœur est un des exemples qui démontrent que, malgré l’émergence des régimes totalitaires et, en particulier, la violence et l’expansionnisme débridé du nazisme, « l’actualité est vue au prisme de la Grande Guerre » pour des socialistes qui « peinent à comprendre les spécificités de la situation nouvelle ». Munich provoque un schisme de fait entre les tenants de la primauté du pacifisme et l’acceptation de la guerre, violence nécessaire face au nazisme. Incarnation de cette opposition, le pacifiste Paul Faure, secrétaire général de la SFIO d’un côté, Léon Blum de l’autre. Les hésitations militantes sont évoquées par des itinéraires personnels, mais au bout du bout, c’est la division des socialistes en juillet-août 1940 et l’effondrement d’une SFIO dont la majorité des parlementaires ont voté les pleins pouvoirs à Pétain.
Pacifistes à l’Ouest et euromissiles à l’Est
Virgile Cirefice, pour la période d’après-guerre, s’intéresse aux « usages différenciés d’un patrimoine commun » aux socialistes français et italiens. La référence partage à la lutte antifasciste n’exclut pas en effet des pratiques qui ne sont pas toujours concordantes, voire des tensions, dans une période où les deux partis exercent des responsabilités gouvernementales. En témoigne l’adhésion à l’OTAN, qui fait peu débat à la SFIO en 1949, tandis que le PSI affiche des positions pacifistes (Nenni à Moscou). Au début des années 1960, les deux partis convergent à nouveau en faveur de la construction européenne. Saut dans le temps avec Judith Bonnin, qui évoque les questions de paix… et de défense dans le PS des années 1970 et du début de premier septennat de François Mitterrand. On y verra des nuances, mais l’auteure relève que les tenants du pacifisme ou du neutralisme – combattu déjà par la SFIO de Guy Mollet – sont très minoritaires au sein du Parti. Si la « détente » a permis d’engager partiellement un désarmement entraînant des variétés d’expression, les socialistes français n’ont pas changé fondamentalement de positionnement, restant loin des pacifistes ou des socialistes allemands, ce dont témoignent encore les célèbres propos de François Mitterrand sur les pacifistes à l’Ouest et les euromissiles à l’Est.
Le dernier chapitre (Bernd Rother) est consacré au rapport entre « le socialisme démocratique et la lutte pour la libération nationale » (mais qui ne traite pas, par exemple, des conflits comme l’Indochine ou l’Algérie). Jusqu’aux années 1960, l’Internationale socialiste était hostile – essentiellement par anticommunisme – aux mouvements de libération nationale. Les années 1970 marquent un tournant dans lequel ont été précurseurs les sociaux-démocrates suédois et ouest-allemands. Mais l’Internationale socialiste, confrontées à ses propres contradiction (La Barbade, 1983) et décidant « au coup par coup », n’a jamais fixé de règles sur les conditions d’adhésion de mouvements de Libération, ni arrêté de position théorique ou principielle sur la violence révolutionnaire ou le rapport entre nationalisme et internationalisme. L’auteur conclut par et euphémisme : « Le pragmatisme a prévalu. »
L’ouvrage éclaire utilement différentes facettes d’un kaléidoscope qui interdit toute approche réductrice, sommaire, linéaire, tout simplisme en somme sur les sujets évoqués. Éclairant, il est donc utile pour tenter d’appréhender plus finement la manière dont les socialistes, au fil du temps et de leurs histoires, ont appréhendé la question de la guerre et de la paix. Pour le « moment » présent, nous nous permettrons de rappeler une autre lecture utile, celle du hors série de L’ours ( Recherche socialiste n°102-103, juin 2023) : « Faire face à la guerre », parce que les tensions et torsions d’un monde ne sont plus celles des impérialismes des XIXe et XXe siècles et que les guerres y sont aujourd’hui hybrides.
Luc Bentz
Article paru dans L’ours 541 mai-juin 2025.