vendredi 19 avril 2024
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La politique, toujours une question de genre par Rémi Lefebvre

Navarre_LOURS459siteLes lois sur la parité ont contribué à féminiser le personnel politique. Des dispositions récentes ont encore accentué la tendance. Mais qu’en est-il réellement de la carrière des femmes en politique et de leur place dans un univers encore dominé par les mâles ? À propos du livre de Maud Navarre, Devenir élue. Genre et carrière politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, 258 p, 20€

Article paru dans L’OURS 459, juin 2016, page 1

La parité s’applique désormais pour les postes d’adjoint ou dans les exécutifs locaux, dans les communes de moins de 1000 habitants ou pour l’élection des conseillers départementaux (scrutin binominal). Ses effets sont pourtant encore limités si l’on s’attache aux positions politiques les plus éminentes. En 2014, seuls 15,9 % des maires sont des femmes (7,2 % dans les EPCI – établissement public de coopération intercommunale). On en dénombre trois parmi les 18 derniers présidents de région élus. La part des femmes présidentes de département est passée de 6 à 10 % en 2015. Les carrières politiques des femmes sont moins longues à la fois parce qu’elles sont moins enclines à sacrifier leur vie familiale mais aussi parce qu’elles constituent souvent la variable d’ajustement quand il faut « renouveler » les listes électorales. Seulement 23 % des conseillères régionales élues en 1998 ont été reconduites en 2004 alors que c’est le cas de 43 % des conseillers. En cela la parité marque bien une « révolution conservatrice » comme la sociologue Catherine  Achin l’a montré. Révolution, car il y a bien eu féminisation. Conservatrice, car les femmes n’accèdent pas aux responsabilités les plus éminentes alors que la domination masculine, quoique déplacée, est bien réassurée.

Les effets du genre
La science politique s’est beaucoup intéressée à ce processus de féminisation depuis quelques années dans un contexte de développement des études sur le genre (entendu comme le processus social qui crée des groupes et des identités sexués). Le genre influence-t-il la carrière politique, c’est-à-dire à la fois la trajectoire politique (son « devenir »), les manières de faire politique et les représentations que l’on s’en fait ? Maud Navarre apporte des éléments nouveaux et confirme des tendances déjà repérées à partir d’une enquête en Bourgogne sur les élus locaux et parlementaires. En combinant questionnaires, observations et entretiens, elle livre une analyse passionnante tant sur le genre que sur le métier politique qui démontre bien la pertinence d’une approche sexuée des pratiques politiques locales et, par là même, l’illusion de la neutralité sexuelle des institutions (Catherine Achin). Les positions institutionnelles sont bien sexuées et sexuantes. La socialisation au métier des élus est façonnée par la variable du genre qui est une façon de signifier des rapports de pouvoir. L’auteure mesure les effets du genre à plusieurs niveaux : les positions objectives occupées (types de mandats, de responsabilités…), les attentes des acteurs (pairs, observateurs, citoyens…) et la manière dont les élus endossent leur rôle (conception du mandat, pratiques de représentation, d’assemblée…). Les effets du genre en politique ne se donnent pas facilement à voir et à objectiver : les mécanismes sont souvent invisibles et d’autres facteurs, telles les filières d’entrée en politique ou les ressources des nouveaux entrant(e)s jouent évidemment un rôle. Il faut raisonner à capitaux équivalents pour isoler la variable « genre ». Les femmes novices peuvent ainsi avoir des comportements (de faible assurance notamment) assez proches de ceux des hommes peu expérimentés.

Trouver sa place
Maud Navarre s’intéresse notamment à l’implication des femmes dans les campagnes électorales, à la prise de parole dans les assemblées ou aux conceptions du mandat en prenant en compte deux autres sous-mondes sociaux (essentiels pour les femmes) qui interagissent avec l’espace politique : la sphère familiale et la sphère professionnelle. Dans les campagnes électorales, la féminité est devenue difficilement mobilisable comme ressource en soi, tant elle s’est banalisée. La domination de la scène et des coulisses par les hommes demeure. Il n’est pas simple pour les élues de « trouver leur place » dans l’exercice de leurs fonctions. Dans sa « cartographie » des espaces féminins légitimes en politique, Maud Navarre établit une inégale répartition des responsabilités politiques selon le sexe. La division sexuelle du travail est à la fois « verticale » (la hiérarchisation des fonctions dans une même assemblée) et « horizontale » (la répartition des différents types de délégation). Les femmes s’occupent plus que les hommes des affaires sociales, de la santé ou de la culture, délégations plutôt dominées. « La transgression de l’ordre sexué, provoquée par l’entrée en nombre des femmes dans les exécutifs s’accompagne d’une réaffirmation de la différence des sexes à travers le type de responsabilité qui leur est confié ». Dans l’exercice du rôle, hommes et femmes se replient sur les compétences acquises avant leur entrée en politique et choisissent des spécialisations politiques qui sont le prolongement de la division sexuelle du travail. Ce phénomène tend à éloigner les femmes des commissions et des sujets les plus partisans, donc les plus susceptibles de construire une position politique de premier plan. Il pèse aussi sur les occasions de prendre la parole en situation d’assemblée sur les sujets de politique générale.
Il y a bien une distribution sexuée de la parole. Etre élu, c’est être capable de s’exprimer en public et de prendre part au débat. Les interventions des femmes sont moins nombreuses que celles des hommes. Sur le plan qualitatif, elles renvoient plus souvent à des sujets politiques spécifiques (inégalité là encore devant la montée en généralité). Peinant à monter en généralité, les femmes se privent de ce que pratiquent couramment les hommes, à savoir le pur échange rhétorique et « politique », jugé « viril ». Comme Delphine Dulong et Frédérique Matonti l’ont montré dans une autre étude, « parce que les femmes prennent (plus exactement, on l’a dit, reçoivent) moins la parole que les hommes, elles sont moins socialisées aux rôles, ont moins l’occasion de faire leur preuves et donc, in fine, leur chance de progresser dans la carrière est moins grande que celle des hommes ».

Rémi Lefebvre

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