samedi 27 avril 2024
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Jean Jaurès, jusqu’à son dernier souffle, par CLAUDE DUPONT

Dans une controverse, au printemps 1914, Clemenceau avait appelé Jaurès « Le professeur ». Et Jaurès lui avait rétorqué : « S’il entend par là que je veux substituer à la réalité des choses une sorte de schéma abstrait et un cadre scolastique, j’ose dire qu’il se trompe à fond. Car c’est la leçon même des faits que je recueille. »

Et telle est la richesse intellectuelle de Jean Jaurès. Sa pensée est constamment sous-tendue par un idéal de haute élévation. Au début juillet 1914, ce sera une de ses dernières réflexions : « La protestation du socialisme contre la guerre a quelque chose de religieux. Elle se rattache aux hautes espérances d’avenir fraternel qu’a formées la race humaine et qu’elle a souvent prolongées au-delà même de la vie. » Mais cet idéaliste sait étayer ces espérances par des analyses d’un réalisme implacable, d’une précision admirable. Dans la perception de la guerre qui s’approche, le pragmatisme, le rationalisme sont du côté de Jaurès, et non de ses adversaires.

Dénoncer l’hécatombe qui vient
D’abord, il est le premier à avoir assimilé les enseignements des guerres balkaniques de 1912 et 1913. Il a compris que, notamment en raison des progrès technologiques qu’a connus l’industrie d’armements, c’est une véritable hécatombe qui se prépare en Europe, et que les morts se compteront par millions. Et il démonte avec minutie le mécanisme de ce funeste jeu de dominos qui conduit au désastre, et dont chacun est responsable : la conquête du Maroc par la France justifie celle de la Tripolitaine par l’Italie, et la politique russe de soutien à la Bulgarie a pour pendant l’annexion de la Bosnie par l’Autriche. Il prévoit avec lucidité les conséquences néfastes de priver la Turquie de toute appartenance européenne, l’enfermant ainsi dans l’islam, au moment où se manifestent chez elle des forces de renouveau. Il n’y a aucune fatalité de la guerre. Et le capitalisme lui-même n’y conduit pas nécessairement. Il est, à la fois, « une grande puissance de paix » et « une grande puissance de guerre ». La solution du problème balkanique n’est pas dans l’affrontement, mais dans la création d’une confédération balkanique avec des garanties pour les minorités. On retrouve le même souci de réalisme dans son combat contre la loi des trois ans de service militaire.

Certes, il faut tout faire pour éviter une conflagration dans cette Europe « saturée de conflits politiques » où l’on imagine ce que pourraient donner la levée en masse de grandes nations, la rencontre de plusieurs millions de soldats citoyens « brûlant de tous leurs feux ». Mais Jaurès n’est pas un pacifiste inconditionnel. Il est un de ceux qui ont le plus réfléchi à la stratégie militaire. Il l’avait montré dans L’Armée nouvelle ; il le prouve à nouveau dans son combat parlementaire contre la loi des trois ans.

Si la guerre, malgré tout, devait éclater, il faut voir les choses en face. Les données démographiques sont éloquentes. La France a 38 millions d’habitants, l’Allemagne en aura bientôt 65 millions. En octobre 1913, les Allemands ont 900 000 hommes sous les drapeaux, les Français 480 000. Si l’on veut adopter le même modèle que les Allemands en maintenant à la caserne les réservistes d’une classe, on n’effacera pas notre infériorité numérique. Face aux grandes masses de l’armée d’active allemande, la masse de la défensive française devra utiliser à la fois les quatre classes de réservistes et les sept classes les plus anciennes, qui effectueront régulièrement des périodes militaires. C’est toute une réforme de la conception de la défense nationale que Jaurès propose, au nom même du réalisme.

Jaurès sur tous les fronts
Mais le spectre de la guerre mondiale ne l’empêche pas de rester actif sur l’ensemble du front social, menant sans relâche sa double tâche de parlementaire et de militant, intervenant aussi bien sur le malaise agricole que sur les revendications salariales des travailleuses à domicile, continuant à donner chaque mois son article au bulletin des instituteurs. Il poursuit sa réflexion, répétant, en contradiction avec tout ce que sera la doxa bolchevique, que la prise de pouvoir n’est pas une fin en soi, que l’instauration du socialisme ne sera que le début d’un processus. Il est illusoire qu’« une conception nouvelle de la vie [se substitue d’emblée] à la conception ancienne et tradition­nelle ». La prise de pouvoir permettra d’accélérer la formation politique et gestionnaire des travailleurs, une tâche dans laquelle partis, syndicats, et coopératives, qui seront, tous, un lieu d’apprentissage où ils auront un rôle à jouer dans le respect de l’autonomie de chacun, mais dans la recherche constante de coordinations et de collaborations positives.

Dans cette dernière période, un de ses combats prioritaires fut pour l’établissement de la représentation proportionnelle. Pour lui, la démocratie ne peut fonctionner correctement que si des partis puissants s’opposent doctrine à doctrine, programme à programme. Or, une trop longue pratique du scrutin d’arrondis­sement a contribué à dévitaliser de leur substance les grands partis. Ce sont les barons locaux qui, bien accrochés à leur fief électoral, dictent la ligne à leur parti, en les maintenant le plus souvent dans l’immobi­lisme. Seul l’établissement de la proportionnelle peut assurer la suprématie des orientations politiques sur des manœuvres tactiques à courte vue, et faire naitre de solides coalitions, fondées sur des exigences programmatiques.

Et puis, dans la tempête, le grand orateur ne perd rien de la brillante vivacité du polémiste. En évoquant, par exemple, Aristide Briand : « Il plaide pour sa personne aigrement, petitement, comme si sa personne était tout, et comme si ce tout n’était rien. » ou Delcassé, l’inamovible ministre des Affaires étrangères : « Le petit bonhomme projetait devant lui une ombre immense de vanité qui lui cachait bien des choses. » Et tout cela, c’était juste avant qu’ils eurent tué Jaurès.

Claude Dupont

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