mardi 19 mars 2024
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Faut-il arrêter ou réorienter le progrès ?, par TIMOTHÉE DUVERGER

Le temps est-il venu d’écrire une contre-histoire du progrès ? C’est en tout cas à ce devoir d’inventaire que François Jarrige consacre ses travaux. (a/s de François Jarrige, On arrête (parfois) le progrès. Histoire et décroissance, L’échappée, 2022, 360 p, 22€)

Auteur d’une thèse sur l’histoire sociale des briseurs de machines au XIXe siècle, il n’a eu de cesse depuis de s’intéresser aux « technocritiques ». Tous ses efforts visent à réhabiliter les luttes sociales autrement invisibilisées ou disqualifiées. 

Assumant que « l’historien est un citoyen comme les autres aux prises avec les questions de son temps », il lui assigne le rôle de « défaire nos certitudes en ouvrant la possibilité d’autres futures ». À l’ère de l’anthropocène ou du capitalocène, l’histoire n’a pas pour but de simplement éclairer le présent, mais « d’imaginer des bifurcations, ou des basculements, de penser des possibles non advenus, de construire un monde et des imaginaires qui limitent et enrayent la catastrophe annoncée ». 

Un livre engagé
Cela amène François Jarrige à publier un livre engagé, reprenant pour l’essentiel des chroniques publiées depuis dix ans dans le journal La décroissance avec lequel il collabore. Volontiers polémique, il cherche à montrer qu’ « il est possible d’arrêter le progrès ». Même si les chroniques sont inégales, le tout forme un ensemble cohérent structuré en quatre parties revenant sur les précurseurs et les alertes, les ravages de la croissance et particulièrement des infrastructures, les impasses du « technosolu­tionnisme » et les résistances contemporaines au progrès. 

On y retrouve ainsi quelques figures, qu’elles soient mythiques à l’instar de Ned Ludd, ou inspirantes comme René Dumont, ingénieur agronome chantre du productivisme agricole converti à la critique de la croissance et devenu le premier candidat écologiste à l’élection présidentielle en 1974. Les méfaits de la croissance sont dénoncés à travers les autoroutes, la clim ou encore les pollutions industrielles. 

La croissance verte est démystifiée. François Jarrige relève que des mots clés comme « énergie », « pétrole » ou « charbon » sont absents de l’accord de Paris négocié lors de la Cop 21, alors que les mots « technique » et « technologie » reviennent à 65 reprises. La croissance verte est l’objet d’un consensus des élites politiques, ce dont rendrait compte l’utopie de la smart city – une ville connectée gouvernée par les données pour orienter les usages de ses habitants –, vantée à Dijon comme à Nice. Elle serait de plus à l’origine d’une société de contrôle, dont la Chine fournit le modèle. 

Résistance ou alternatives au progrès ?
Les résistances au progrès sont enfin explorées, à travers par exemple la contestation des compteurs Linky, les mouvements contre l’enfouissement des déchets radioactifs à Bure ou les protestations contre le puçage des bêtes d’élevage par de petits éleveurs. Des figures disqualifiées sont réhabilitées, à l’instar du chiffonnier dont le métier a disparu alors qu’il assurait d’importantes tâches de recyclage, ou de l’amish qui ne rejette pas la technique mais la soumet à des valeurs (morales). 

En nous faisant faire un « pas de côté », la radicalité de la décroissance a le mérite d’ébranler nos certitudes. Elle a cependant pour revers d’en rester aux résistances, maintenant les alternatives dans l’ombre. Si l’objectif est de bifurquer, peut-être l’enjeu est-il non pas d’arrêter mais plutôt de réorienter le progrès. 
Timothée Duverger

Article paru dans L’ours 524, janvier 2023

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