Les grands équilibres géopolitiques des 80 dernières années disparaissent sous nos yeux et avec eux le multilatéralisme construit au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Quelle analyse les socialistes font-ils de la recomposition actuelle, et des risques sur la sécurité collective qu’elle engendre ? Anna Pic, députée socialiste de la Manche depuis 2022, membre de la commission de la défense nationale et des forces armées, répond à nos trois questions.
La capacité de défense de la France est-elle à la hauteur des enjeux et comment se prépare-t-elle ?
Depuis le milieu des années 1990, la France a dimensionné son effort de défense pour un temps de paix. Nous disposons de forces armées professionnelles performantes, aguerries et employées au quotidien mais en petit nombre. Et la supposée « hausse historique » de notre effort n’a été au mieux qu’un sursaut. La guerre en Ukraine et l’évolution du contexte géostratégique ont souligné la nécessité de retrouver une profondeur industrielle pour soutenir un effort de guerre dans la durée, en cas de nécessité pour les forces armées ou au profit d’un partenaire. Dans le même temps, l’apparition de nouvelles formes hybrides de la guerre – ingérences, cyberattaques visant à déstabiliser nos sociétés…– nous oblige à repenser notre doctrine de défense globale et à construire une culture commune de sécurité et de défense dans la société.
Et pourtant, disons-le, alors que la France plaide pour « une économie de guerre » et que nous envisageons de mobiliser des moyens financiers supplémentaires importants, nous devons constater que le travail intellectuel indispensable n’a pas été fait. Nous l’avions réclamé en déposant des amendements pour l’élaboration d’un nouveau livre blanc sur la défense avant toute nouvelle actualisation afin de véritablement adapter nos capacités militaires aux nouveaux enjeux et défis de sécurité. Alors que la France a dû se retirer de l’Afrique sahélienne, le continent disparait totalement de nos perspectives stratégiques bien qu’à travers lui s’affrontent des puissances régionales ou mondiales telles que la Russie, les pays du golfe et les émirats, ou bien encore la Turquie. L’impérialisme expansionniste de la Russie de Poutine n’aurait pas du nous surprendre, pas plus que la conversion isolationniste des américains. En matière d’anticipation, la loi de programmation militaire adoptée n’a pas apporté de véritable transformation capacitaire1. À l’inverse, un nouveau Livre blanc nous permettrait de ne plus être dans la réaction permanente, et de développer une vision à long terme.
Le retrait des États-Unis force l’Europe à prendre son destin en main. Mais en a-t-elle vraiment les moyens ?
Rappelons en premier lieu que les États-Unis sont clairs dans leurs objectifs stratégiques depuis longtemps, depuis Obama notamment. Nous sommes désormais devant ce paradoxe qu’ayant accepté cette doctrine sans renforcer nos capacités nationales et notre implication dans l’OTAN, nous ne pouvons répondre à l’injonction américaine de nous prendre en main qu’avec un retard coupable.
La France et l’Europe font face à deux grands défis : continuer à soutenir l’Ukraine pour repousser le projet impérialiste et idéologique de Poutine et pallier le retrait de l’allié américain pour assurer la sécurité de l’UE. Au regard des facteurs d’affaiblissements évoqués, nous ne pourrons les relever qu’en Européens.
Dans ce contexte, notre pays a des atouts indéniables pour faire valoir sa position. Avec 9 grands groupes industriels, 4 000 PME et ETI, dont 1 000 sont considérées comme stratégiques, et un chiffre d’affaires de près de 30 milliards d’euros par an, la base industrielle et technologique de défense (BITD) française compte parmi les plus performantes en Europe et dans le monde. De plus, la dissuasion nucléaire fait de la France un acteur majeur de la nécessaire reconstruction d’une architecture de sécurité collective qui devra définir la place et le lien entre UE/OTAN/ intergouvernemental (conseil européen).
Néanmoins, il ne suffira pas d’affirmer que nous avons des atouts pour que nos partenaires européens – sans oublier ceux qui veulent continuer à faire vivre une alliance transatlantique – nous fassent confiance. Pour les fédérer autour d’une « autonomie stratégique européenne », nous devons entendre leurs appels, et engager des discussions sur les contributions française et britannique à l’architecture de sécurité collective du territoire européen, ainsi que sur les garanties que nous sommes prêts à offrir à nos alliés. Il nous faut aussi répondre à la question de la définition du périmètre de nos intérêts vitaux. Si aucun pays européen ne peut se défendre seul face à la Russie, l’UE est forte de près de 500 millions d’habitants et les dépenses militaires cumulées des 27 pays qui la composent représentent plus de 360 milliards de dollars en 2024. On est loin des 960 milliards des Américains, mais elle a les moyens de mettre en place la dissuasion conventionnelle qui crédibilise la dissuasion nucléaire.
Alors comment reconstruire une architecture de sécurité collective alors que les questions de défense relèvent de la gouvernance inter-gouvernementale et que chaque grand État veut être le leader de cette nouvelle « organisation » ? L’Europe de la défense semble être le serpent de mer de la construction européenne depuis plus de 60 ans et nous pourrions douter de notre capacité à avancer sur ce sujet alors que nous constatons que le réarmement des États n’entraine pas une plus grande intégration. Pire, ce réarmement pourrait être contre-productif pour l’Europe qui, malgré des objectifs partagés en matière de coopération, achète à 78 % son « matériel » militaire hors de l’UE !
Les outils communautaires sont des facilitateurs mais il faudra aller beaucoup plus loin pour qu’ils deviennent transformateurs. Cessons de parler de « défense européenne » ou « d’autonomie stratégique » et clarifions, en véritable partenaires, y compris sur le plan politique et des valeurs, la façon dont nous entendons coopérer en matière de sécurité collective de l’Europe et de ses habitants. Nous devons soutenir les propositions de dispositifs budgétaires communs, et les achats communs pour une européanisation du marché. Structurer une BITD européenne forte et capable de répondre au marché européen, c’est se donner une capacité de défense souveraine. Créons une culture commune en facilitant la circulation transnationale des fonctionnaires des directions ministérielles et construisons des processus de décisions qui vivent au quotidien et pas seulement sous la pression des évènements.
La gauche, si divisée sur les questions internationales et de défense, peut-elle porter un discours crédible sur ces questions de sécurité collective ?
Je rappelle que loin d’être à distance du quotidien de nos concitoyens, les enjeux internationaux et de défense ont un impact très concret sur la vie de nos concitoyens. Industrie, droits de douane, dépenses militaires et taux d’emprunt, prix de l’énergie, de façon positive ou négative, les soubresauts de la géopolitique mondiale transforment le lointain en urgence, poussent à la transformation de nos modèles économiques et sociaux.
Alors, l’effondrement de l’ordre mondial, la remise en cause de notre système de valeur laissent entrevoir le retour de la tentation autoritaire et le spectre de la guerre. Notre modèle démocratique, écologique et social est menacé de l’intérieur comme de l’extérieur. L’extrême droite divise avec le racisme, la xénophobie et les discours sur l’assistanat. La droite libérale ou conservatrice fragilise toujours plus le contrat social issu du CNR, transférant le produit de nos cotisations sociales vers le capital, créant les conditions de la division.
Parce que déjà, les droites se saisissent de l’ardente nécessité de faire face aux enjeux de sécurité pour évoquer des économies sur nos services publics, le financement de nos droits sociaux et remettre en cause les outils d’accès à l’égalité républicaine, la gauche doit reconstruire du commun pour unir nos concitoyens. Saisissons-nous de la question industrielle parce que c’est une question de planification, de travail et de travailleurs. Saisissons-nous de la question de l’énergie et finançons ce qui permettra tout à la fois de sortir de notre dépendance aux pays producteurs d’énergie carbonée et de faire notre bifurcation écologique. Travaillons sur l’acculturation aux enjeux de défense de la société civile en donnant une plus grande place au débat démocratique et parlementaire sur ces sujets comme en éduquant aux risques de la désinformation, des cyber-attaques…
Les sujets sur lesquels la gauche peut se réunir sont nombreux mais ne lâchons rien sur ce que nous portons. Souvent, on a opposé les différents courant de la gauche sur le pacifisme, mais le pacifisme ne peut justifier la capitulation. La paix à laquelle nous croyons est un objectif, elle est inflexible sur les valeurs. Un arrêt des combats ne saurait être une paix, la guerre, ou le risque d’invasion, ne sauraient justifier le non-respect du droit international ou le renoncement aux traités de régulation de la violence, l’éloignement culturel ne saurait justifier la remise en cause des droits humains.
Propos recueillis par L’ours