mardi 23 avril 2024
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Shoah, le devoir d’histoire, par ERIC LAFON

À l’instar de ses précédents ouvrages, le dernier essai de Iannis Roder, professeur d’histoire-géographie dans un collège à Saint-Denis, responsable des formations au mémorial de la Shoah et directeur de l’Observatoire de l’éducation de la Fondation Jean-Jaurès, bouscule une fois de plus le lecteur.  (à propos du livre de Iannis Roder, Sortir de l’ère victimaire. Pour une nouvelle approche de la Shoah et des crimes de masse, Odile Jacob, 2020, 214p, 21,90€)

Après ses réflexions sur l’enseignement, la pédagogie, la citoyenneté, la République fragilisée, il souligne cette fois l’échec des méthodes et des formes de l’enseignement de l’histoire de la Shoah auprès des générations actuelles d’élèves vivant dans ces zones de relégation sociale à fort taux d’immigration, de précarité, de chômage, où l’antisémitisme et le communautarisme intégriste musulman sont prégnants. Pour lui, le constat d’échec s’explique par l’instrumentalisation incessante de la Shoah, omniprésente à des fins civiques comme bouclier face à un retour éventuel de l’extrême droite en France. Cette sorte de leçon de « morale civique » s’accompagne d’une simplification de l’histoire du nazisme et de la politique d’extermination des Juifs d’Europe, de confusions entre « camps d’extermination », « camps de concentration », et « centres de mises à mort » dont la primauté et l’importance dans l’entreprise criminelle nazie sont sous-estimées, au profit d’un enseignement privilégiant la victime et sa souffrance sans expliquer et contextualiser la politique mise en œuvre par les bourreaux.

Des enseignants démunis

Iannis Roder établit ce constat à partir de son expérience d’enseignant et de formateur. Il relève, d’une part, la fragilité d’enseignant.e.s démuni.e.s face aux propos antisémites d’élèves et à leur porosité vis-à-vis des contre-vérités et falsifications diffusées via les réseaux sociaux. D’autre part, il pointe cette pédagogie de l’empathie et de l’émotion qui cherche à émouvoir l’élève avec des lectures de textes ou lors d’un voyage mémoriel à Auschwitz gage d’une compréhension du nazisme et, à l’avenir, de s’en prémunir. Aussi Iannis Roder plaide-t-il pour une réaffirmation de l’histoire, du contexte, et de la singularité de la Shoah : non pas en matière de souffrance mais sur la nature même du crime afin d’éviter les amalgames et les parallèles qui nourrissent la concurrence victimaire – et l’indigestion manifestée par ces élèves face à cette histoire. Il milite pour l’enseignement et la mise en perspective d’autres politiques génocidaires afin de montrer les similitudes dans les processus de haine et les singularités dans la pratique et l’échelle du crime.

Le style vif et le propos percutant de l’auteur nous plongent dans ses interrogations, ses retours d’expériences. Il ne cache pas non plus la fragilisation de ses engagements confrontés à la « réalité du terrain » aujourd’hui. Son livre est un plaidoyer pour l’histoire contre les prêchi-prêcha moralisants et antiracistes dans une France où aucun parti nazi ne menace mais où l’on constate un regain d’antisémitisme sur fond de concurrence des mémoires de la part d’une génération d’élèves pour laquelle la Shoah ne parle en rien à son histoire collective. Un livre-tribune qui a le mérite de susciter le débat historique, pédagogique et citoyen. Un appel pour le devoir d’histoire.

Éric Lafon

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