jeudi 18 avril 2024
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Qui écrit pour la classe ouvrière ?, par CLAUDE DUPONT

Cet ouvrage est le résultat d’un immense travail de recherche. Xavier Vigna s’est donné pour tâche de recenser toutes les formes d’écrit  – aussi bien les enquêtes policières que les tracts syndicaux, les écrits autobiographiques ou les romans – qui portent sur la classe ouvrière. Tâche prométhéenne qui ne saurait donner des résultats exhaustifs, mais qui permet une approche vraiment intéressante.
À propos du livre de Xavier Vigna, L’espoir et l’effroi. Luttes d’écritures et luttes de classes en France au XXe siècle, La découverte, 2016, 310p, 24€
Article paru dans L’OURS 464, janvier 2017, page 1

Le XXe siècle fut celui de la « centralité ouvrière », c’est-à-dire de ce phénomène qui fait de la classe ouvrière un enjeu central. Par son importance numérique, par la place qu’il occupait dans la vie économique de la nation, par la solidité des organisations qui se réclamaient de lui, le monde ouvrier paraissait devoir jouer un rôle essentiel dans le devenir du pays, voire en décider, comme l’espéraient certains, ou comme d’autres le craignaient.

En quête de la classe ouvrière
L’auteur part de la guerre de 14, qui marqua effectivement une inflexion dans l’attention que la société portait à la classe ouvrière. Au moins quatre éléments ont joué. D’abord, on évoque la fameuse « fraternité des tranchées », les classes sociales se côtoient et se découvrent. Et puis, les formes d’enquête évoluent, deviennent plus précises, plus détaillées. En outre, la mobilisation massive a provoqué des arrivées importantes de travailleurs étrangers, d’ouvriers « exotiques », qui suscitent de nombreux commentaires. Enfin, il y a cette « grande lueur venue de l’Est », la Révolution russe qui enflamme les uns et terrorise les autres.
Une foule d’enquêtes donc, et venant d’horizons divers. En particulier, de militants chrétiens. La JOC ou les équipes sociales de Robert Garric, amorçant une implantation difficile dans un milieu fortement déchristianisé. Mais, c’est surtout le temps de l’éclosion d’une littérature que suscitent des prises de contact d’un nouveau genre, avec un Georges Friedmann, normalien, agrégé de philosophie, qui devient ajusteur, ou une Simone Weil qui parcourt une carrière d’intellectuelle et d’ouvrière. Expériences peu banales, mais qui soulèvent quelque méfiance, comme le montre le trait acerbe d’Henry Poulaille : « Aller au peuple. C’était un apostolat sans risque. L’artiste, l’écrivain descendait vers le peuple. C’était une manière de bain hygiénique. »

Qu’est-ce qu’une « littérature prolétarienne » ?
Dès lors, se pose une question fondamentale : qu’est-ce qu’une « littérature prolétarienne » ? Une culture qui intègre la culture bourgeoise en espérant la dépasser, ou une culture émanant du prolétariat lui-même et qui lui est destinée ? Parmi d’autres, Henry Poulaille s’en tient à la promotion d’une authentique littérature prolétarienne mais, dans les années trente, il est traité par les communistes de « populiste », ce concept idéal pour disqualifier l’adversaire, et qui lui opposent le fameux « réalisme socialiste » qui permet aux écrivains communistes, quelles que fussent leurs origines sociales, de se poser en seuls peintres légitimes de la classe ouvrière. En tout cas, la littérature ouvrière est le plus souvent militante, souvent sous la forme d’autobiographies, généralement moins caricaturales que celle de Thorez, Fils du peuple. C’est une déception pour les milieux chrétiens : les progrès de l’enseignement public et l’accession de la classe ouvrière à l’écriture échouent dans leur désir d’en terminer avec les affrontements entre classes, mais contribuent au contraire à donner plus de force à la dénonciation des injustices sociales et à la nécessité des luttes.
La seconde moitié du siècle sera marquée à la fois par l’apothéose et le déclin. Avec la mythification de la classe ouvrière à la Libération – anticipée par François Mauriac dès 1941 : « Seule la classe ouvrière dans sa masse aura été fidèle à la France profanée » – on vit fleurir une abondante littérature. Un foisonnement que favorisaient la multiplication des maisons d’édition, des collections et des revues, ainsi que le développement des magnétophones, bien utiles pour les enquêtes. Ce fut aussi l’irruption des sociologues qui, à l’instar de Touraine ou Serge Mallet, venaient découvrir une élite ouvrière susceptible de dépasser le cadre des strictes revendications corporatistes pour s’impliquer dans la gestion. Ainsi pouvait-on rêver d’une pleine intégration de la classe ouvrière dans la société capitaliste.

La fin de la centralité ouvrière
Mais les turbulences de Mai 68, le recul quantitatif du monde ouvrier – de 37 % de la population à 21,30 % en 2010 – le démantèlement des forteresses ouvrières entraînent un désenchantement. La centralité ouvrière s’évanouit. La classe ouvrière n’incarne plus les promesses de la Libération. Pire : dans certaines régions, « la classe » devient même un vivier de l’extrême droite. La littérature devient celle de la fin d’un monde. Beaucoup d’ouvrages, comme ceux d’Annie Ernaux, traduisent la nostalgie de la « belle époque » ouvrière.
L’ouvrage apporte une étude intéressante sur la nature même de l’écriture dans le domaine. Il souligne la propension des auteurs à partir de prédicats. On voit se dessiner une sorte d’ontologie ouvrière, fondée sur des traits d’ordre psychologique, qui seraient engendrés ou renforcés par la spécialisation professionnelle ou l’origine régionale. On n’est pas loin d’un certain racialisme qui épargne les individus appartenant à d’autres classes sociales.
Reste un problème quasi récurrent : quel est le registre langagier qu’il convient d’employer quand on évoque le monde ouvrier ? Les auteurs ouvriers s’en tiennent souvent à une langue académique. Michelet reprochait aux littérateurs ouvriers leur conformisme, regrettant de les voir « enfiler des gants pour écrire ». Certains, pour faire peuple, ont cru bon d’inventer une langue populaire qui sonne faux. Disons que les réussites sont atteintes par ceux qui ont su trouver un langage « corporatif » authentique, plus approprié pour montrer la « communauté de destin et l’unité de la classe ».
Claude Dupont

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