Au vu de la vie politique française des dix dernières années, force est de constater que le couple président de la République/Premier ministre convole avec difficultés. Alors, n’est-il plus ce qu’il n’a jamais été ? Delphine Dulong, professeure de science politique à l’Université Paris 1, a publié en 2021 une passionnante étude consacrée au Premier ministre (CNRS éditions, L’ours 519). Elle répond à nos questions.
Quelles sont les prérogatives essentielles du Premier ministre sous la Ve République ?
La Constitution de 1958 fait du Premier ministre (PM) le chef du gouvernement. Il n’est plus un primus inter pares comme sous la IVe République : en vertu de l’article 21, il dirige l’action du gouvernement et dispose à ce titre de prérogatives que les ministres n’ont pas. C’est lui pour commencer qui, en accord avec le Président, compose le gouvernement, délimite le périmètre des compétences octroyées à chaque ministère et peut même désormais proposer de révoquer des ministres. Lui seul encore, au sein du gouvernement, peut saisir le Conseil constitutionnel, et peut engager la responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée nationale lorsqu’une majorité fait défaut. Ensuite, dans le quotidien du travail gouvernemental, c’est aussi sous son autorité́ que le ministre des Finances prépare le budget, ce qui signifie que le Premier ministre exerce un contrôle direct sur l’ensemble des politiques gouvernementales. En cas de conflits d’intérêts entre ministères, c’est à Matignon que se font les arbitrages. Car c’est le Premier ministre qui détient le pouvoir réglementaire. Il signe donc tous les décrets (que les ministres contresignent), sauf les exceptions énumérées à l’article 19 (le Président est signataire, le Premier ministre premier contre-signataire). Cette prérogative est d’autant plus importante que le pouvoir réglementaire n’est plus seulement comme auparavant un pouvoir lié et subordonné à la loi (art. 37). Cela veut dire très simplement que le PM peut prendre toute une série de décisions dans les domaines qui ne relèvent pas de la loi sans autorisation du Parlement, ce qui n’était pas possible avant. Par exemple, une bonne partie de la politique nucléaire française a pu ainsi échapper à la délibération parlementaire. En ce sens, le PM est en fait le législateur en chef sous la Ve République. D’ailleurs, il maîtrise en grande partie le calendrier du travail législatif : là encore en accord avec le Président, il décide quels sont les textes qui sont soumis en priorité au vote des parlementaires. La Constitution lui a de plus confié toute une série de moyens pour forcer la main des parlementaires lors de la délibération législative. La plus connue est celle qui est prévue à l’article 49.3 de la Constitution ; mais il en existe d’autres tout aussi redoutées voire détestées des parlementaires comme le vote bloqué, qui permet de trier les amendements et d’inviter les parlementaires à voter sur le mode : « c’est ça ou rien ».
Quelles sont les évolutions les plus marquantes dans les relations entre le président de la République et son Premier ministre ?
Le pouvoir inédit que le PM a gagné en 1958 serait considérable si celui-ci n’avait pas été aspiré par l’Élysée. Au moment même où il est devenu le chef du gouvernement, le PM a cessé en effet d’être le chef du pouvoir exécutif. Cette évolution s’amorce dès le début du régime. Si la relation entre Debré et de Gaulle fonctionne comme une véritable dyarchie faiblement hiérarchisée, la nomination de Pompidou en 1962 à Matignon opère comme une révision du régime : le choix de cet ancien collaborateur du général, qui n’a jamais été élu et n’a aucune appétence pour la politique, permet au Président d’asseoir son autorité sur le gouvernement. Il étend sa mainmise sur le pouvoir réglementaire, il dessaisit le PM de certains dossiers en multipliant les conseils restreints à l’Élysée ou en les confiant à des ministres qu’il a lui-même nommés. Et, lorsqu’avec les années Pompidou prend de l’épaisseur politique, le Président le révoque alors que, constitutionnellement, il n’en a pas le droit.
Tout cela constitue des précédents sur lesquels les successeurs de Charles de Gaulle – Pompidou le premier – vont s’appuyer pour garantir à leur tour leur prééminence au sein du pouvoir exécutif. Si cette évolution n’est pas linéaire, elle n’en est pas moins graduelle : au fur et à mesure, les Présidents sont devenus les seuls chefs du pouvoir politique, et ce qui était inenvisageable en 1958 – nommer un PM qui ne dispose pas d’une majorité à l’Assemblée ; prononcer à sa place un discours de politique générale – est devenu possible, à défaut de légitime. N’en déplaise à Montesquieu, cette évolution n’a toutefois pas grand-chose à voir avec la « nature humaine ». C’est un problème qui est lié à une contradiction majeure née de la révision initiée par de Gaulle en 1962, en vertu de laquelle le Président est élu au suffrage universel direct depuis 1965. Cette révision a eu pour conséquence de modifier le rôle du Président : alors qu’à l’origine il était un arbitre étranger aux logiques partisanes, les campagnes présidentielles en ont fait le champion d’un camp politique, élu sur un programme. Or le Président ne peut mettre en œuvre ce programme sans Matignon. Car même si l’Élysée a développé des services autres que protocolaires, l’administration est sous l’autorité du PM et Matignon est la tour de contrôle vers laquelle convergent toutes les informations relatives aux politiques publiques. D’où le choix qui a longtemps prévalu d’y nommer de fidèles compagnons dont les Présidents ont pu éprouver la loyauté. Mais cette solution se heurte à un autre problème : si le PM n’est pas le chef de la majorité parlementaire, il est en contact direct avec elle contrairement au Président. Ne serait-ce que pour cette raison, Matignon est un poste qui politise y compris les moins disposés à faire de la politique ; que l’on songe à Pompidou ! Autrement dit, les « fidèles » ne peuvent camper longtemps sur les registres du « technocrate » ou du « collaborateur » qui n’a pas d’autres opinions que celles du Président. Qu’ils le veuillent ou non les PM sont amenés à s’affirmer politiquement. C’est pourquoi les Présidents ont aussi opté pour le choix de PM qui n’ont pas les moyens de nuire à leur autorité. Cette solution est celle que E. Macron a privilégié en prenant par ailleurs le soin d’encadrer ses PM de fidèles à lui.
Traité de plus en plus comme un collaborateur, faut-il comme l’avançait Lionel Jospin, puis François Hollande, supprimer le poste de Premier ministre ? Ou revenir à la Ve République version Debré 1958 ?
Il n’y a pas de réponse simple à cette question. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si F. Hollande semble avoir renoncé à l’idée de supprimer le PM ; car celle-ci ne peut être envisagée qu’à la condition de basculer dans un régime présidentiel, où l’équilibre entre les institutions repose sur leur indépendance et le scrutin majoritaire. Cet enjeu de l’équilibre est mal connu, mais il est central pour une démocratie, dans la mesure où il est censé être un rempart contre l’accaparement du pouvoir et l’arbitraire. Dans notre actuel régime parlementaire, l’équilibre repose sur des mécanismes de sanction réciproque – la censure du gouvernement, la dissolution de l’Assemblée nationale – et le partage de certains pouvoirs par ces institutions. Si on supprime le PM, il faut donc symétriquement supprimer la dissolution. Faute de quoi on ne ferait qu’aggraver ce qui est l’un des plus gros travers de la Ve : l’impunité du Président qui décide de tout sans avoir de compte à rendre à personne. Mais si on supprime la dissolution, on prend alors le risque d’une paralysie du régime, du moins tant que le gouvernement participe à la fabrique de loi. C’est pourquoi on ne peut supprimer le PM sans basculer dans un régime de stricte indépendance, où le Parlement est seul à légiférer et où il n’y a pas de sanctions réciproques.
Cette solution a plusieurs avantages : elle permet de conserver l’élection du Président au suffrage universel direct tout en renforçant le rôle du Parlement. Toutefois en l’absence de majorité parlementaire, comme c’est le cas actuellement, elle peut tout autant conduire à des blocages. Pour éviter cela, on a intérêt à privilégier le scrutin majoritaire. Or ce mode de scrutin a pour défaut d’exclure de la représentation parlementaire les groupes minoritaires, sans pour autant empêcher que le système ne s’enraye. Les États-Unis le savent bien. Les historiens.es de la vie politique française aussi : lorsqu’on a expérimenté ce type de régime en 1791 et en 1848, les blocages ont conduit à des phénomènes de radicalisation et débouché sur des régimes non démocratiques.
Faut-il du coup revenir à la version originelle de la Ve République ? Je ne le crois pas. D’abord parce que cela reviendrait à retirer aux citoyen·nes un droit que beaucoup n’exercent plus, certes, mais qui n’en reste pas moins un droit : celui d’élire le ou la Présidente. Bien que cette solution soit la plus simple, elle est politiquement coûteuse. Ensuite et surtout, notre régime a été conçu dans un tout autre monde, qui méconnaissait la mondialisation et l’intégration européenne, où il n’y avait pas de réseaux sociaux et une seule chaine de télévision contrôlée par l’État : ce dernier était bien plus unitaire et facile à « commander ». Enfin, le principal enjeu n’était pas la survie de l’humanité. Je ne pense pas que notre vieux régime soit le mieux adapté pour répondre à cette nouvelle donne, d’autant moins que les français·es d’aujourd’hui ne sont plus ceux des années soixante : davantage diplômés et informés – même si mal –, ils et elles sont beaucoup moins enclins à la délégation politique. L’abstention croissante aux élections, y compris au premier tour de l’élection présidentielle, est un indice qu’il est temps de mettre un terme aux réformettes qui ne changent rien aux problèmes de fond et prendre au sérieux l’hypothèse d’un vrai changement institutionnel.
Propos recueillis par Thibault Delamare