samedi 27 avril 2024
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Travail et emploi, les enjeux actuels… Trois questions à Jérôme Gautié

Jérôme Gautié, professeur d’économie à l’Université de Paris 1 Panthéon-Sorbonne a récemment publié Le salaire minimum et l’emploi ( Presses de Sciences Po, 2020). Il répond aux trois questions d’Isabelle This-Saint-Jean.

Quelles sont les transformations marquantes du travail et de l’emploi en cours ?

La digitalisation est un défi majeur. L’attention s’est beaucoup portée ces dernières années sur les plateformes et l’ubérisation. Ce processus soulève effectivement des enjeux sociaux et juridiques (en termes de droits fondamentaux des travailleurs) considérables. Mais il ne concerne pour le moment qu’une fraction très réduite de l’emploi. La partie moins visible de l’iceberg, pour ainsi dire, recouvre les transformations du travail au sein de l’emploi salarié classique. La digitalisation, et plus spécifiquement le développement de l’intelligence artificielle (IA), réactive la crainte séculaire du « chômage technologique », avec le remplacement des travailleurs par des processus automatisés. 

La nouveauté, c’est que ce sont des emplois relativement, voire très qualifiés, qui sont aujourd’hui potentiellement menacés : l’IA permet déjà d’automatiser certaines activités comptables, financières mais aussi médicales juridiques, en gestion des ressources humaines (dans le recrutement notamment)… Mais il faut s’interroger aussi sur les transformations des activités de travail dans des emplois (y compris peu qualifiés) qui ne sont pas (ou pas encore) remplacés par des robots ou l’IA, et leurs conséquences en termes de conditions de travail. Dans certains secteurs, comme la logistique, qui est un grand pourvoyeur d’emplois ouvriers aujourd’hui, on a assisté au retour du taylorisme (le « néo-taylorisme numérique »), avec des préparateurs de commandes, ou des opérateurs dans des entrepôts partiellement automatisés réduits à des simples « appendices de la machine » comme disait Marx. Pourtant, il n’y a pas de déterminisme en la matière (même si les marges de manœuvre peuvent varier selon les secteurs). Une même technologie peut avoir différents usages, selon le type d’organisation dans lequel elle s’inscrit et les choix managériaux associés. Ainsi, on constate que, dans certains cas, la collecte de données et leur traitement que permettent les nouvelles technologies servent à renforcer le contrôle du travail et sa prescription dans une vision très technocratique, « top down », voire autoritaire. Dans d’autres cas, au contraire, ils servent à enrichir le travail, à mieux le coordonner au niveau décentralisé et de façon horizontale, dans une logique « d’empowerment » des travailleurs, leur donnant plus d’autonomie.

Quelles doivent être les priorités de la politique de l’emploi ?

Les politiques d’abaissement du coût du travail via les exonérations de cotisations patronales ont atteint leur limite – ne serait que parce qu’au niveau du SMIC, il n’y a pratiquement plus de cotisations à exonérer ! Il faut agir aussi du côté de « l’offre de travail », et sur l’ « appariement » sur le marché du travail, en ciblant notamment davantage sur les publics les plus en difficulté. De ce point de vue, la Garantie jeunes (GJ), introduite sous François Hollande, et s’adressant aux jeunes les plus en difficultés, a apporté des innovations importantes : l’attribution d’une allocation pensée comme partie intégrante de l’aide à l’insertion ; une dimension collective de l’accompa­gnement (par cohorte, avec des ateliers collectifs pendant 6 semaines), permettant une (re-) socialisation de jeunes parfois en rupture familiale ; une priorité à l’expéri­mentation de périodes en entreprise pour faire émarger le projet professionnel ; enfin « l’intermédiation active », reposant sur l’idée que les conseillers des Missions locales, qui mettent en œuvre la GJ, doivent non seulement accompagner le/la jeune, mais aussi l’employeur qui le/la recevra dans son entreprise. Au-delà des jeunes, l’accompagnement adéquat de chaque demandeur d’emploi reste un défi important. Mais généraliser « l’intermé­diation active », c’est aussi développer les relations avec les entreprises au plus près des territoires au-delà de la simple collecte des offres d’emploi. C’est dans cette voie que s’est déjà engagé Pôle Emploi. On n’a pas, me semble-t-il, tant besoin de nouvelles mesures que de moyens pour mettre en œuvre et développer des dispositifs existants. 

La crise du Covid a relancé le débat sur les bas salaires, qu’en pensez-vous ?

Avant même la crise du Covid, la question notamment du salaire minimum (SM) est revenue sur le devant de la scène dans certains pays (cf. les mobilisations pour le SM à 15 $ aux États-Unis). En Europe, il faut noter une évolution importante depuis deux ans, avec la nouvelle Commission européenne. Dans son discours sur l’état de l’Union de septembre 2020, Ursula Von der Leyen a déclaré : «[…] la vérité est que, pour trop de personnes, le travail ne paie plus. Le dumping salarial détruit la dignité du travail, pénalise l’entrepreneur qui paie des salaires décents et fausse la concurrence loyale sur le marché unique. ». La Commission européenne a rendu public le mois suivant le projet d’une directive « relative à des salaires minimaux adéquats dans l’Union européenne ». Cette directive définit un cadre assez général, mais ne vise ni à harmoniser le niveau des salaires minimaux dans l’ensemble de l’Union, ni à établir un mécanisme uniforme de fixation des salaires minimaux, ni même à fixer des seuils minima (comme par exemple 60 % du salaire médian, comme le préconise la Confédération européenne des syndicats). Le problème est que, d’après les traités européens, la question des salaires reste une compétence nationale. De toute façon, en France, nous sommes déjà dotés d’un SM, relativement élevé (62 % du salaire médian). Mais l’adoption de cette directive serait importante pour limiter le dumping social au sein de l’Europe. 

Propos recueillis par Isabelle This-Saint-Jean (L’Ours 511, septembre-octobre 2021)

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