Thomas Gomart, directeur de l’Institut français des relations internationales, occupe un poste privilégié pour étudier les problèmes géopolitiques. Après L’affolement du monde (Tallandier) très remarqué en 2019, il détaille cette fois, avec beaucoup de pertinence, les grands défis qui attendent le monde. (a/s de Thomas Gomart, Guerres invisibles, Nos prochains défis géopolitiques, Tallandier, 2021, 316p, 20€)
Cette fois, nous y sommes : le grand duel entre les États-Unis et la Chine pour l’hégémonie est lancé et cet affrontement majeur domine tout le reste. Un affrontement qui se déroule dans un contexte de globalisation. Des domaines traditionnellement distincts communiquent désormais et l’humanité « confère à tout espace le sens d’un champ de bataille ». Avec, également, une différence de taille par rapport à la « guerre froide » : les deux super grands ne sont plus les seuls maîtres à bord. De fortes puissances régionales prétendent se tailler leur part. Ainsi, la non-intervention des États-Unis en Syrie a permis à la Russie et à la Turquie de s’inscrire largement dans le jeu proche oriental.
Soyons lucides : cette émergence de la Chine – et plus largement de l’Asie – est plutôt un retour qu’une nouveauté. Il y a cinq siècles, le projet de Gênes et de Venise était d’assurer la connexion des Flandres et de la région au système mondial dont le centre était l’Asie centrale. La spécificité de notre époque, c’est que la compétition fait rage dans tous les domaines, à commencer par l’écriture de l’Histoire. Se rendre maître du passé est une étape indispensable pour imposer ses vues. On peut voir, par exemple, comment la perception de l’histoire de l’esclavage influe sur les réactions politiques. Et la Chine tire un atout de sa double présentation comme super puissance et comme pays en voie de développement.
La guerre des données
Le phĂ©nomène de globalisation est bien traduit dans le processus de numĂ©risation que l’on trouve au cĹ“ur des dĂ©fis. « La guerre des donnĂ©es » revĂŞt une dimension essentielle. La compĂ©tition pour le contrĂ´le de la production pĂ©trolière domina le XXe siècle. Or, en 2020, les six majors pĂ©troliers mondiaux reprĂ©sentent une capitalisation de 2 465 milliards de dollars, tandis que les sept majors du numĂ©rique pèsent 7 168 milliards ! On peut dire que les donnĂ©es numĂ©riques sont devenues la matière première de l’activitĂ© Ă©conomique. Dans les donnĂ©es industrielles gĂ©nĂ©rĂ©es par internet, 500 milliards d’objets devraient ĂŞtre connectĂ©s d’ici 2030. On voit l’importance technologique du dĂ©veloppement de la 5G et de ce nouvel outil de puissance offrant une capacitĂ© d’analyse dĂ©multipliĂ©e : l’Intelligence artificielle. Et l’on touche aux contradictions de la mondialisation, avec ce dilemme posĂ© aux entreprises europĂ©ennes. L’intervention de Huawei leur permettrait de se procurer des moyens indispensables Ă leur renaissance industrielle, mais cet apport serait chèrement payĂ©, puisqu’il permettrait au pouvoir chinois de possĂ©der un extraordinaire outil de domination Ă©conomique en raison de l’interpĂ©nĂ©tration entre acteurs privĂ©s et autoritĂ©s publiques qui est la règle en Chine.Â
L’aptitude à contrôler
La deuxième arme essentielle, c’est l’aptitude à contrôler. De ce point de vue, les États-Unis disposent d’un atout maître avec la toute puissance du dollar qui leur assure la suprématie économique malgré un fantastique déficit commercial. Et ils se sont forgé une autre arme redoutable en affirmant la compétence du procureur américain sur une large partie du monde, avec la pratique de l’exterritorialité juridique. En septembre 2019, 34 % des actions entreprises par la justice américaine pour accusation de corruption concernaient des entreprises étrangères… qui étaient, comme par hasard, les plus lourdement condamnées.
Numériser, contrôler. Les guerres invisibles entraînent aussi une exigence permanente d’innovation. Et l’innovation coûte cher. Les dépenses militaires sont appelées à s’alourdir constamment, avec une inflation tendancielle du coût du matériel. On assiste d’ailleurs à un renversement historique du processus d’innovation. Très longtemps, les innovations techniques dont bénéficiait la société étaient générées par des besoins militaires. Désormais, grâce, par exemple, à l’Intelligence artificielle, le cours s’inverse, et l’innovation vient, cette fois, du monde civil.
Le civil et le militaire
Cette intrication entre le domaine civil et le domaine militaire qu’on constate tant aux États-Unis qu’en Chine, est Ă©trangère Ă la conception europĂ©enne qui s’en tient Ă une distinction entre les deux secteurs. L’Europe s’est construite sur la vision d’une mondialisation, sinon heureuse du moins harmonieuse, sur le principe d’un libre-Ă©change gĂ©nĂ©ralisĂ© oĂą chacun trouverait son profit, avec une conviction naĂŻve que les pays non europĂ©ens se rallieraient sans problème Ă notre vision des choses, que le nationalisme Ă©tait en voie d’extinction, et que le multilatĂ©ralisme deviendrait la loi universelle des relations internationales. Une population vieillissante privilĂ©gie les dĂ©penses sociales. Angel Merkel rappelait rĂ©cemment que l’Union europĂ©enne reprĂ©sente 7 % de la population mondiale et 50 % des dĂ©penses sociales. On a donc allègrement rognĂ© sur le budget militaire, en comptant sur la vigilance du protecteur amĂ©ricain. Quitte Ă oublier que la politique internationale repose davantage sur un rapport de forces que sur un faisceau de bons sentiments, que les États-Unis risquent de regarder de plus en plus vers le Pacifique, comme on a peut-ĂŞtre oubliĂ© que le libre-Ă©change n’est pas un dogme, que l’occidentaÂlisation du monde fait l’objet de rudes contestations, et que la remise en cause du multilatĂ©ralisme n’est peut-ĂŞtre pas une simple lubie du seul Monsieur Trump.
La France semble prendre conscience que l’Europe doit se doter de ses propres moyens de défense. Reste à en convaincre nos partenaires. Avoir des ambitions plus hautes, dégager de clairs objectifs, être capable d’assurer des convergences solides entre les industries, les services, le numérique : tels sont les préalables que Thomas Gomart nous remet en l’esprit.
Claude Dupont