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Les frères Bonneff et le travail à la « Belle époque », par FLORENT LE BOT

Ce magnifique recueil d’articles de presse inaugure une nouvelle collection, « Archives du travail », animée par les historiens Paul Boulland, Nicolas Hatzfeld et Michel Pigenet. (À propos de Les frères Bonneff, reporters du travail. Articles publiés dans L’Humanité de 1908 à 1914, Nicolas Hatzfeld (présentation), Classiques Garnier, 2021, 415 p, 32€)

Cet ouvrage est remarquable pour trois raisons au moins : la qualité des textes de Léon et Maurice Bonneff – ici une centaine d’articles sur les 370 que les deux frères ont publié entre 1907 et 1914 – et qui procure un vrai plaisir de lecture ; la contribution décisive de cet ouvrage à la compréhension des réalités du travail avant 1914, qui correspondent mal à l’image d’un monde usinier concentré, rationalisé et organisé selon des modalités (taylorisme, fordisme, etc.) qui s’observent plutôt à la suite de la Grande Guerre et surtout à partir des années 1950 ; la technique historienne, enfin, portée à incandescence par Nicolas Hatzfeld, replaçant le corpus dans les enjeux historiographiques les plus actuels et les plus saisissants (agencement des acteurs de la production, enjeux de genre, travail des enfants, santé et usure au travail, etc.).

Les frères Bonneff (1882/1884-1914) ne viennent pas du monde ouvrier et pourtant ils savent trouver les mots justes et pesés pour décrire les conditions de travail dans de multiples secteurs, y compris les plus inattendus. Au journal L’Humanité, ils laissent à d’autres les gros bataillons ouvriers (métallurgie, textile, mines) charpentés par les organisations syndicales, pour s’intéresser à des secteurs moins courus et surtout moins défendus (et sans doute aussi moins représentatifs du gros du monde industrieux de l’époque) comme l’alimentation – notamment la boulangerie et la charcuterie – et la restauration, le monde du bâtiment, y compris les pourvoyeurs en matériaux de construction, les transports, la propreté urbaine, les employés de bureau, les travailleurs (généralement des travailleuses) à domicile, la verrerie (« véritable enfer ouvrier »), etc. 

Les enquêtes des frères Bonneff sont surtout parisiennes, mêmes s’ils s’échappent parfois en Bretagne et en Normandie pour retracer la trajectoire d’une main-d’œuvre durement traitée qu’ils retrouvent ensuite en région parisienne. Les journées de travail qu’ils décrivent sont longues (12, 14, parfois 16 heures d’affilée), mais elles sont aussi intenses et mal rémunérées : le travail à la tâche ou aux pièces et un contexte de sous-traitances en cascade, selon les modalités du louage d’ouvrage et du tâcheronnat, contribuent à la situation. L’avant 1914 n’est certainement pas une « Belle Époque » pour les ouvriers et les ouvrières. Laissons à ce sujet, les derniers mots (et quels mots !) à une ouvrière à domicile confectionnant des fleurs artificielles : « Ce qu’on gagne, c’est trop pour mourir et pas assez pour vivre. »

Florent Le Bot

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