jeudi 25 avril 2024
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Les années 1930 sont-elles devant nous ?, par FLORENT LE BOT

Rejoue-t-on dans l’Europe de 2018 (2019), ce qui est advenu dans la France de 1938 ? Le philosophe Michaël Fœssel s’interroge, dans un essai vif et accessible, sur le languissamment, il y a 80 ans, de la démocratie, afin de contribuer à éclairer l’illibéralisme contemporain.
A propos du livre de Michaël Fœssel,Récidive.1938, PUF, 2019, 173p, 15€.
Article paru dans L’OURS 489, juin 2019, page 1La matière première mobilisée par le philosophe est la presse de l’année 1938 comme miroir de l’état des opinions françaises, tandis que la crise économique a exacerbé durablement les tensions sociales, que l’essentiel du Parti radical a répudié le Front populaire et que les périls menacent, à commencer par le militarisme nazi.

De renoncements en renoncements…
Le point de départ qui suscite, à juste titre, le vertige de l’auteur est un éditorial du 23 juin 1944 publié par l’infâme Je suis partout qui claironne sans honte que malgré leur « échec » prévisible, les hitlériens peuvent se targuer de « léguer une Europe sans Juif ». En sept chapitres, Michaël Fœssel brosse alors le tableau des renoncements de la République ou plutôt du personnel politique qui la domine (des voix discordantes sauvent l’honneur : Léon Blum bien sûr, mais à droite également Henri de Kerillis) :

– la violence de l’expression publique contre les Juifs, les étrangers, les opposants politiques ;

– le régime des fausses nouvelles (déjà les « fake-news ») qui dépeignent par exemple les nazis en agneaux et les préparatifs militaires de l’Allemagne en simples exercices de préparation à l’autodéfense ;

– la montée de l’autoritarisme et le tropisme du chef ;

– la revanche sociale – ou présentée comme telle – sur le Front populaire, assumée par Daladier proclamant le 2 août qu’ « il faut remettre la France au travail » (une phrase que nous n’aurons pas fini d’entendre…), et concrétisée par la répression de la grève générale du 30 novembre et surtout par la série des décrets-lois, « décrets-misères », qui creusent le fossé entre riches rentiers et travailleurs pauvres ;

– les mesures de police accrues contre les étrangers, contre les réfugiés, contre les proscrits des régimes fascistes ;

– l’abandon du système de sécurité collective (par les accords de Munich du 30 septembre), au mépris des traités internationaux.

Tandis que la démocratie est menacée tous azimuts à l’extérieur, ce sont des renoncements intérieurs au droit, aux principes, à la morale, à l’éthique, aux valeurs qui en érodent les fondations et la fragilise.

Une introduction à 1938
Michaël Fœssel se fait simple visiteur de l’année 1938. Il montre, plutôt qu’il ne démontre, car selon lui il est des vérités qui sautent aux yeux, dont les analogies entre notre présent et ce passé pas si lointain se révèlent être des évidences. Il laisse d’ailleurs le lecteur faire l’aller et retour entre 1938 et 2018, considérant que celui-ci a déjà tout sous les yeux, s’il veut bien regarder. On pourrait regretter toutefois que ce régime de l’analogie ne soit pas plus conceptualisé, ne soit pas plus pensé par le philosophe. C’est pourtant, semble-t-il, la tâche première rattachée à la discipline. La crise des Gilets jaunes a par exemple exemplifié le déploiement de l’usage du passé au présent : pour tel acteur se réclamant des sans-culottes ou des communards, répond/répondait tel « observateur » moquant les Jacques ou les poujadistes. L’analogie historique (plus aujourd’hui qu’hier ?) nous travaille collectivement et cela nécessiterait d’être pensé avec intérêt, attention et précision.

Le philosophe, candide, se veut un voyageur sans bagage et aborde les rives de l’année 1938 quasi par surprise. Mais comme Christophe Colomb n’a pas « découvert » l’Amérique, les historiens avaient déjà beaucoup écrit sur 1938 : Ralph Schor dans sa thèse magistrale sur L’Opinion française et les étrangers en France, publiée en 1985 aux Publications de la Sorbonne, éclairait ainsi un climat d’intolérance et de rejet à l’endroit des étrangers, alors à son acmé à la suite d’une série d’assassinats politiques particulièrement publicisés. De même lorsqu’il s’agit de répondre à l’accusation réitérée ad nauseam d’une soi-disant responsabilité du Front populaire dans le désarmement du pays, Robert Frank (1982) semble difficile à ne pas citer, pour rappeler que c’est bien le contraire qui s’est produit. Enfin, parmi d’autres, Le siècle des chefsd’Yves Cohen (2013, Amsterdam ed.) peut nous aider à comprendre l’interjection de Daladier qui retient, à juste titre, l’intérêt de Fœssel : « On se demande qui commande ici ! » Gageons que le livre de Michaël Fœssel, en bel instrument propédeutique, conduira le lecteur à rencontrer les classiques des historiens.
Florent Le Bot

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