lundi 29 avril 2024
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« Le problème le plus urgent posé par l’immigration porte sur le droit d’asile. » Trois questions à Hervé Le Bras

Hervé Le Bras, historien, démographe, directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) est chercheur émérite à l’Institut national d’études démographiques (INED). Parmi ses derniers ouvrages signalons Serons-nous submergés ? Épidémies, migrations, remplacement (L’Aube/Fondation Jean-Jaurès, 2020, L’ours 507), et Tableau. La formation historique des courants politiques de la France de 1789 à nos jours (Seuil, 2022, L’ours 525).

Quelle analyse faites-vous du débat politique actuel sur les migrations ?
Les positions partisanes vis-à-vis de l’immigration sont d’habitude simples à décrire. Plus l’on se situe à droite, plus on est hostile à l’immigration jusqu’à vouloir même l’inverser par une « remigration » chez les partisans de Zemmour. Plus on est à gauche, plus on est favorable à l’immigration, jusqu’à ouvrir les frontières, pour le Nouveau parti anticapitaliste (NPA). Toutes les positions intermédiaires existent, si bien que le curseur des mesures adoptées se situe au centre de gravité des partis, donc actuellement au centre droit. Ceci explique sans doute que l’évolution du solde migratoire de la France ne reflète pas l’effet des lois votées, et elles ont été nombreuses. On met au défi quiconque de deviner la couleur du gouvernement par simple lecture des valeurs de ce solde depuis au moins les années 1960. L’état de l’économie et des événements graves survenus à l’étranger ont plus d’effet sur les migrations que le passage de nouvelles lois. Dans quelle mesure les dirigeants des partis l’ont intériorisé et se servent des discussions au Parlement, non pour influencer le cours des migrations, mais pour prendre une posture conforme aux attentes de leur électorat, cela est difficile à savoir, mais vraisemblable.

Cependant, la situation actuelle présente deux caractères particuliers par rapport aux décennies précédentes. D’abord, l’indice de fécondité de la France est en train de baisser rapidement. Sur les huit premiers mois de cette année, il est en retrait de 7,2 % sur les mois correspondants de l’année 2022. Cela signifie qu’il s’établira vraisemblablement à 1,68, pratiquement la valeur la plus basse de son histoire, et aussi, selon l’intensité et la précocité des épidémies de grippe et de covid, que les décès risquent de dépasser les naissances pour la première fois depuis 1936 (à part les années de guerre). Dès lors, la croissance de la population ne pourra plus être assurée que par le solde migratoire, un solde migratoire des étrangers assez conséquent, car celui des Français est négatif d’environ 90 000 personnes par an depuis une dizaine d’années. L’Allemagne, dont la fécondité est nettement plus faible qu’en France et où les décès excèdent les naissances, a fait ce choix depuis longtemps, si bien que sa population augmente plus vite qu’en France.

La seconde raison est économique. À la sortie de l’épidémie de covid, de nombreux métiers se sont retrouvés en tension bien que le nombre d’emplois ait augmenté. On pense aux métiers de la restauration, de l’hôtellerie, de la distribution, mais un rapport du BPI tire la sonnette d’alarme sur les métiers de l’industrie1. La tension est la plus forte au niveau des ouvriers professionnels, des techniciens et des ingénieurs de production. Dès lors, le gouvernement est écartelé. S’il veut réindustrialiser le pays, cela passera par l’embauche de personnels dans cette branche, donc par un appel à l’immigration, mais en même temps, s’il veut amadouer la droite, il doit serrer la vis migratoire.

Le débat se focalise actuellement sur la régularisation de sans-papiers employés dans l’industrie. La gauche modérée penche pour les régulariser avec un titre annuel sous des conditions pas trop sévères. La gauche que j’appellerais immodérée demande une régularisation plus importante, indépendamment des métiers en tension. La droite et l’extrême droite refusent catégoriquement toute régularisation. Du coup, Renaissance est coupé en deux, ou plus exactement en deux tiers/un tiers. Le patronat, qui est traditionnellement favorable aux migrations qui lui fournissent une main-d’œuvre, souhaite la régularisation dans les métiers de l’industrie. Le gouvernement essaie d’amadouer la droite en durcissant les conditions d’obtention de l’AME (Darmanin vient de demander la suppression de cette Aide médicale de l’État), les durées de rétention, les conditions de logement et de revenus des candidats à une carte de séjour, en gros, les ficelles habituelles en contrepartie de l’acceptation par la droite de quelques régularisations. L’argument utilisé par la droite pour son refus ne tient pas historiquement. Les régularisations entraineraient un appel d’air, affirme-t-elle. Or rien de tel ne s’est produit après les deux régularisations assez générales opérées dans le passé, 131 000 personnes en 1981 et 80 000 en 1996, sur 145 000 dossiers dans les deux cas2.

Quelle est la réalité de l’immigration en France aujourd’hui ?
De nombreux articles, enquêtes et rapports permettent de connaitre l’ampleur et la composition de l’immigration. On se contentera de quelques faits généraux qui ne sont pas toujours mis en évidence. L’importance de la population immigrée d’abord et son évolution. Selon les enquêtes de recensement de l’INSEE (portant sur près de 10 millions de personnes chaque année, quand même), le nombre total d’immigrés originaires d’Afrique, d’Asie et d’Amérique était de 3,12 millions en 2006 et de 4,66 millions en 20213, soit une augmentation de 102 000 personnes par an en moyenne, loin des 400 000 ou 500 000 que l’on entend souvent citer. Le taux de croissance de la population immigrée a été de 2,6 % par an entre 2006 et 2014, puis de 2,9 % entre 2014 et 2021. Au rythme un peu supérieur de 3 % d’augmentation, on parviendrait à 10 millions d’immigrés en 2050. Un chiffre non négligeable, mais ce n’est pas « le grand remplacement ».

Seconde remarque, 37 % des immigrés ont acquis la nationalité française. Les distinguer des « non-immigrés » comme dit l’INSEE a peut-être une signification sociologique, mais est un déni de l’égalité politique. Ces immigrés français sont les égaux des non-immigrés : ils votent comme eux ; ils peuvent être élus à l’Assemblée nationale ou au Sénat comme eux. Que cherche-t-on à enclencher, en les distinguant des non-immigrés ? À les considérer comme des citoyens de seconde zone ? Au pire, à les dénaturaliser comme l’extrême droite en a plusieurs fois émis le vœu ?

Le problème le plus urgent posé par l’immigration porte sur le droit d’asile. Les autres postes ne soulèvent pas de grosses difficultés. Par ordre du nombre des premières attributions de carte de séjour, les étudiants viennent en tête : faut-il en limiter le nombre ? La grande majorité regagnera son pays où ils constitueront d’utiles relais d’influence et participeront au rayonnement de la France. Vient ensuite le poste « famille », composé en majorité de « familles de Français », pour l’essentiel regroupement de couples mixtes, puis l’immigration économique encouragée par le gouvernement. Reste l’asile (13 % des cartes attribuées en 2022). C’est au niveau des demandes du statut de réfugié que les problèmes se posent. 131 000 demandes ont été enregistrées en 2022. Sur les dix nationalités qui déposent le plus de demandes, cinq d’entre elles – Bangladesh, Turquie, Albanie, Côte d’Ivoire, Géorgie – connaissent des violations des droits humains, mais mineures en comparaison de celles subies par les Syriens, les Érythréens ou les Yéménites, par exemple, tous trois absents du groupe des dix plus gros demandeurs. La notion de pays « sûr » ou « assez sûr » commence à faire son chemin. On objectera que les demandes provenant des cinq pays cités sont refusées à plus de 90 %. Mais, étant donné la longueur de la procédure d’exa­men de leur dossier, les déboutés du droit d’asile restent en grande majorité en France sans papiers, malgré les OQTF (obligations de quitter le territoire français), ce qui nourrit la rhétorique de la droite et de l’extrême droite.

Qu’en est-il des conditions de l’intégration des immigrés dans la société française ? Quels sont les outils pour la mesurer ?
La notion d’intégration m’a toujours embarrassé. Autant je comprends l’intention générale, autant j’ai à l’esprit des exemples d’intégration et de non-intégration, autant une définition précise applicable à tout individu me semble impossible. On peut tout au plus citer quelques conditions simples : posséder une connaissance suffisante de la langue française, respecter les lois, donc les connaître dans leurs grandes lignes. Déjà, ces deux injonctions plutôt que des conditions ne sont pas précises : comment définir « connaissance suffisante » et « dans leurs grandes lignes » ? Les Allemands qui sont souvent plus pragmatiques que nous imposent un nombre important d’heures d’apprentissage de leur langue.

En revanche, l’intégration des immigrés et de leurs descendants peut être mesurée statistiquement et par origine, au moins de deux manières : la réussite dans les études et les unions mixtes. Un travail remarquable de l’INSEE à partir de l’enquête emploi 2012 a comparé les diplômes obtenus par les descendants d’immigrés nés hors UE en fonction de la catégorie sociale (CS) de leurs parents (cadres, professions intermédiaires, artisans et employés, ouvriers), comparés à ceux des enfants de non-immigrés et de descendants de non-immigrés4. Dans toutes les catégories, la proportion de descendants d’immigrés hors Union européenne ayant un diplôme du supérieur long est plus élevée que celle des non-immigrés. Mais, dans toutes aussi, la proportion de sans-diplôme parmi les premiers est supérieure à celle parmi les seconds. Les descendants d’immigrés sont-ils plus ou moins intégrés que les natifs ? Tout dépend du point de vue, études supérieures ou absence de diplôme.

L’enquête emploi 2021 n’a même plus eu besoin de distinguer le niveau de diplôme selon la CS des parents : 28 % des immigrés d’Afrique ont un diplôme du supérieur (court ou long) contre 40 % des non-immigrés. Mais, 37 % des descendants d’immigrés nés en Afrique ont un diplôme du supérieur contre 41 % des enfants de non-immigrés5. La fourchette s’est considérablement réduite malgré les différences de répartition par CS des deux groupes, immigrés d’Afrique et non-immigrés. En revanche, la différence de proportion des peu diplômés (pas au-delà du brevet) se maintient, respectivement à 21 % et 15 %.

La proportion d’unions mixtes est un autre critère général d’intégration. Les mêmes ouvrages de l’INSEE indiquent qu’en 2020, deux tiers des conjoints d’immigrés sont originaires du même pays (endogamie), mais seulement un tiers des descendants de deux immigrés et 8 % des descendants de couples mixtes. On peut remarquer que les descendants de couples mixtes sont toujours considérés comme descendants d’immigrés, alors qu’ils descendent autant de non-immigrés, comme si la one drop rule6 américaine s’appliquait en France.

La place manque ici pour signaler deux autres problèmes importants de l’intégration. D’abord la notion d’inclusion développée dans un intéressant rapport de Thierry Tuot7 : l’intégration se passe à deux, les étrangers et les Français. Chacun des deux doit y participer. Ensuite, la concentration et même la ségrégation spatiale des immigrés bien soulignée par une vaste étude de France Stratégie8.
Propos recueillis par Alain Bergounioux (L’ours 532, novembre-décembre 2023)
1 – « Collaborateurs étrangers dans les PME-ETI industrielles françaises », BPI, 2023.
2 – Plus d’informations dans Julia Pascual : « La régularisation des sans-papiers n’induit pas d’appel d’air », Le Monde, 7 avril 2023.
3 – INSEE : « Répartition des immigrés par groupe de nationalités », www.insee.fr/fr/statistiques/6478091.
4 –INSEE : « Immigrés et descendants d’immigrés en France », 2012
5 – INSEE : « Immigrés et descendants d’immigrés », Paris, 2023.
6 – One drop rule : règle qu’on trouvait aux États-Unis, mais aussi ailleurs, disposant qu’une seule goutte de sang du groupe « inférieur » (les noirs aux USA) classait une personne dans ce groupe.
7 –Thierry Tuot, La grande nation : pour une société inclusive, La documentation française, 2013.
8 – Hugo Botton, Pierre-Yves Cusset, Clément d’Herbécourt, Alban George : « L’évolution de la ségrégation résidentielle en France, 1990-2015 », France Stratégie, 2020.

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