Nous le savons, l’histoire de l’Espagne républicaine au XXe siècle occupe une place particulière dans l’imaginaire des Français, imaginaire qui oscille entre hispanophilie et méconnaissance, parfois les deux imbriquées. Cela est plus particulièrement marqué durant la guerre civile (1936-1939). Le propos de Pierre-Frédéric Charpentier consiste, au-delà des clichés, à analyser le rapport complexe que les intellectuels français ont noué avec la péninsule. Intellectuels de gauche, de droite, d’extrême droite, d’extrême gauche. À propos du livre de Pierre-Frédéric Charpentier, Les Intellectuels français et la guerre d’Espagne. Une guerre civile par procuration (1936-1939), Éditions du Félin, 2019, 702p, 29 €) Article paru dans L’OURS n°489, juin 2019.Cette mise en miroir des différents camps – qui souvent se sont dessinés à partir d’appels – est originale et permet d’acquérir une vision globale des affrontements idéologiques suscités par le déclenchement de la guerre civile outre Pyrénées en juillet 1936.
Choisir son camp
À une propagande répond une contre-propagande, chacun des adversaires politiques calquant sur l’autre des méthodes et des procédés de mobilisation de l’opinion en faveur du camp choisi. Le lecteur découvre que certains intellectuels, écrivains ou poètes ont apporté directement ou indirectement leur soutien aux généraux rebelles, comme Marguerite Yourcenar, Blaise Cendrars, Max Jacob, écrivant dans la revue pro-franquiste Occident, tout comme le poète Henri Jammes. À l’opposé, les noms sont plus connus, encore que le rôle d’un Georges Soria, lié aux Services soviétiques, est mis en évidence au travers des journaux et revues soutenant la République.
Pour ma part, le plus passionnant est l’évolution de certains intellectuels catholiques qui, a priori favorables à Franco, en viennent à s’en désolidariser au nom même de leur catholicisme tel François Mauriac, Georges Bernanos bien sûr pour ses Grands cimetières sous la lune (mai 1938, approuvé par Simone Weil dans une lettre célèbre), Jacques Maritain, bientôt plus proche d’Emmanuel Mounier et sa revue Esprit, que des évêques bénissant les troupes maures de Franco. Cette voie médiane dans l’appréhension de la guerre n’a cependant pas le poids escompté. Dans chaque camp, il y eut des reclassements et des conflits mêmes, plus marquées à gauche, en raison de la politique soviétique à laquelle s’opposent libertaires et poumistes. Mai 1937 à Barcelone marque une vraie rupture.
Dans son livre très structuré1, l’auteur qui a dépouillé de nombreux journaux, revues et ouvrages2, suit avec précision les controverses qui opposent les partisans de l’un et l’autre camp, dans les domaines les plus divers : presse, revues, romans et cinéma, théâtre et peinture, au travers desquels s’expriment parfois les fantasmes les plus fous (le plus souvent à l’extrême droite) ou bien dans lesquels apparaît la volonté de minimiser les exactions des premiers mois de la contre-insurrection des Républicains.
Les mots de chaque camp
La vie culturelle française, pendant trois ans, a été investie par l’Espagne. P.-É. Charpentier relève avec bonheur les usages des mots selon les positions de chacun : nationaux pour les uns, les généraux sont des rebelles pour les autres ; ils s’opposent au loyalistes ou républicains… pour les intellectuels pro-franquistes il y a « course de vitesse entre le bolchevisme et la civilisation chrétienne », il s’agit de mener une « croisade » qu’on compare à la Reconquista du Cid. À l’opposé, le personnage d’André Malraux se détache : de son escadrille à son livre L’Espoir transposé en film sous le titre Sierra de Teruel, il devient le prototype de l’intellectuel engagé, figure appelée à un bel avenir.
Si toutes ces polémiques sont alimentées par les voyages et les engagements entre France et Espagne (aboutissant souvent à la publication de livres de témoignages plus ou moins fiables), le rôle de la presse et des reporters est parfaitement mis en évidence par l’auteur. J’ignorais que Charles Maurras dont l’influence est forte en Espagne avait accompli un voyage en 1938 chez les Franquistes.
« Cette guerre qui avait été plus idéologique et littéraire que tout autre », a donc investi le champ intellectuel français, notamment par ses implications pour la position de la France dans une Europe sous la menace allemande. Elle s’achève en mars 1939, au moment où Hitler s’empare de Prague. « Du point de vue de l’intelligence française, la guerre d’Espagne annonce dangereusement les fractures irréconciliables du second conflit à venir », conclut P.-É. Charpentier pour qui elle « sera dorénavant perçue à travers le prisme déformant du nouvel affrontement planétaire qui lui succède ». Ultime constatation de l’auteur, au final le camp des vaincus deviendra le vainqueur sur le plan mémoriel.
Le travail de P.-É. Charpentier peut être considéré, d’ores et déjà , comme un livre de référence. Livre indispensable aux bibliothèques et à ceux qui ont toujours et encore « l’Espagne au cœur ».
Jean-Louis Panné (1) Les trois parties (« Prodromes », « Joutes », « Bilans ») structurent quatorze chapitres qui sont eux-mêmes suivis d’une rubrique « pour en savoir plus » ; en fin de volume des annexes : chronologie, répertoire biographique des acteurs, index et une importante bibliographie. (2) Un regret (qui n’entache en rien le travail considérable de l’auteur), l’absence des Nouveaux Cahiers publiés par Alcan puis la NRF, dans lequel on trouve un important article de Boris Souvarine : « Choses d’Espagne » (n° 12, octobre 1937, repris dans À contre courant, Éditions Denoël, 1984, p. 306-324) dans lequel il dénonce les « poncifs de droite et de gauche – de L’Action française au Libertaire », constatant que « la connaissance réelle des choses et des gens d’Espagne interdit de souscrire à aucune opinion en cours et de partager aucun optimisme de commande ».