lundi 29 avril 2024
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Hanna Arendt et le dédain de l’histoire, par CAMILLE GROUSSELAS

Hannah Arendt s’est imposée comme une figure philosophique, notamment grâce à sa célèbre trilogie sur Les origines du totalitarisme publié en 1959. Sa renommée est assez grande pour ne pas être trop entachée par ses relations avec Martin Heidegger et les conclusions pour le moins étonnantes venant d’une juive allemande qui affirme dans Eichmann à Jérusalem (1963) que les juifs sont les responsables de leur malheur. Pourquoi une femme engagée contre le nazisme nourrit-elle un rapport aussi complexe et ambigu à l’égard des juifs, faisant la part belle aux écrits antisémites ? (a/s de Michel Dreyfus, Hanna Arendt et la question juive. Pour une relecture, 2023, 357p, 19€ 

Michel Dreyfus avec une forte rigueur démonstrative lève le voile sur une œuvre qui, pour se vouloir au confluent de la philosophie et de l’histoire, révèle des analyses inexactes, jalonnées d’erreurs traduisant « son dédain de l’histoire ». Ce livre porte bien son sous-titre « pour une relecture ». Il s’agit de relire Hanna Arendt avec un regard critique d’historien. L’auteur prend pour base le premier livre de la trilogie Sur l’antisémitisme (1948) et nous en livre un examen critique, sans doute le premier entrepris aussi magistralement. 

Totalitarisme et antisémitisme
L’antisémitisme exposée dans l’ouvrage de 1948 se comprend à partir de l’analyse de la notion de totalitarisme. Michel Dreyfus ouvre donc son enquête par l’élaboration de cette notion dans le contexte intellectuel de l’époque. Nombre de ces analyses ont tendance à mettre sur le même plan fascisme, nazisme et soviétisme, de là à ce que le totalitarisme provienne du marxisme. Arendt établit un lien entre totalitarisme et antisémitisme mais sans faire ressortir la différence fondamentale entre l’antisémitisme nazi et soviétique. Se révèle dans ce cadre un trait caractéristique de la méthode d’Arendt qui fait fi « de la réalité économique, sociale, religieuse et culturelle des sociétés allemandes, italiennes et russes ». Les huit chapitres qui suivent retracent et soulignent les faiblesses des conceptions de la philosophe. 

Selon elle, l’antisémitisme proviendrait « des fonctions occupées par les juifs au cours des siècles » qui auraient apporté leur aide à la construction de l’État-nation qui en retour leur auraient accordé des privilèges. Michel Dreyfus met en évidence une caractéristique de la méthode d’Hanna Arendt qui construit un idéal-type du « Juif de cour » en attribuant à son action dans le vieux continent et à son rôle économique « une importance excessive » et souvent inexacte, car l’histoire s’est déroulée bien différemment de ce qu’elle en dit et remet en question le mythe du Juif de cour tout puissant. Elle ignore superbement « l’immense majorité des juifs pauvres exclus de la société de nombreux pays durant des siècles » et comme les antisémites pourfend les juifs qui ont réussi, dressant « un tableau caricatural » du mythe des Rothschild. Les Juifs auraient ainsi d’abord contribué « au maintien de l’équilibre du système des nations européennes ». Elle voit l’essor de l’antisémitisme dans le déclin du nationalisme traditionnel et de l’État-nation. L’historien preuve à l’appui va montrer que cette analyse est « fausse sur le plan historique et en quoi elle disculpe l’Allemagne de toute responsabilité dans la montée du nazisme ». Il retrace la naissance de l’antisémitisme en Allemagne, pendant la Première Guerre mondiale et ce qu’il en est, en réalité, qui contredit la thèse d’Arendt cherchant à exonérer son pays d’avoir engendré le nazisme. 

Erreurs historiques
Le chapitre V est consacré au scandale de Panama et de l’Affaire Dreyfus. H. Arendt considère l’Affaire comme « la répétition générale du nazisme » ; analyse « indéfendable » pour Michel Dreyfus qui souligne combien son récit « est émaillé d’erreurs historiques ». Elle passe sous silence l’action de dreyfusards importants : elle oublie carrément Jean Jaurès, surestime Clemenceau, calomnie Bernard Lazare et reprend « à son compte de nombreux poncifs antisémites formulés par l’extrême droite et des historiens nazis ». Elle ne cache pas son attirance par exemple pour Urbain Gohier qui éditera en France Les Protocoles des sages de Sion.

Le chapitre VI (« l’impérialisme et le colonialisme, prémisse du nazisme ? ») se révèle particulièrement intéressant. Peut-on suivre la philosophe dans cette « filiation » ? Ici encore, cette dernière pose un idéal-type qui ne tient aucun compte de la diversité des situations des pays et de l’hétérogénéité des régimes dans le développement de la pensée raciale. Elle voit dans l’impérialisme et le colonialisme les racines du totalitarisme et « rejette l’idée que les origines du nazisme puissent être liées à l’histoire de l’Allemagne », ce qui ne peut être retenu. Le chapitre VII discute l’opposition que fait la philosophe entre « paria et parvenu » introduite par Bernard Lazare dans son livre Le fumier de Job rédigé peu avant sa mort en 1903. Les juifs pour Arendt n’auraient pas eu d’autre alternative que de choisir entre paria et parvenu. Michel Dreyfus présente les auteurs qui ont utilisé cette distinction et souligne que la philosophe s’inscrit dans leur sillage, en ignorant toutefois ce « prolétariat méconnu » que Bernard Lazard en 1895 fut pourtant un des premiers à relever, notant que les Juifs sont « parmi les plus déshérités ». S’en suit en contre-point un tableau bien documenté présenté par l’auteur sur la diversité des juifs en Europe. 

L’avant-dernier chapitre présente les auteurs qui ont influencé Hanna Arendt dans le développement de sa pensée et expose son rapport compliqué au sionisme pour tenter de saisir sa lecture dépréciative de la minorité juive dont elle est pourtant issue. Est-elle consciente, se demande l’auteur, de véhiculer une « haine juive de soi » posant son analyse dans les pas d’auteurs qui ont porté cette démarche de dévalorisation d’une minorité ?

Entêtement
Le dernier chapitre prolonge la démonstration qui montre un certain entêtement de la philosophe pour maintenir ses analyses sur l’antisémitisme et le nazisme et ne pas tenir compte de l’évolution du dossier apporté par l’histoire. Flagrante est sa position sur le génocide. « Au lendemain de Nuremberg, fait remarquer l’auteur, la réalité du génocide est bien mieux connue qu’en 1942. Or, ce changement est ignoré par Hanna Arendt qui ne modifie pratiquement rien dans Sur l’antisémitisme à ce qu’elle a écrit six ans plus tôt ».

Dans sa conclusion Michel Dreyfus relève que ce dernier ouvrage est écrit peu avant que la philosophe ne renoue avec Heidegger et qu’« on peut se demander si elle n’a pas été déjà influencé par sa pensée, notamment en ce qui concerne sa conception de la modernité. Leurs relations reprennent en 1950 et se poursuivront jusqu’à la mort d’H. Arendt en 1975 ». 

L’ouvrage de Michel Dreyfus fera date, car il ouvre un chantier pour une relecture critique de l’œuvre d’Arendt sur Les origines du totalitarisme et réactive un débat sur cette figure philosophique considérée à tort ou à raison comme une des plus grandes. 

Camille Grousselas
L’Ours 530, juillet-août 2023, p. 6

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