jeudi 25 avril 2024
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Filippo Turati, « Socialisme et bolchevisme », L’Avenir n°58, février 1921

Turati par J. Texcier, La Vie socialiste, n°142, 1929. (coll. L’OURS)

Filippo Turati (1857-1932), le fondateur, en 1892, du Parti socialiste des travailleurs italiens, qui adopta en 1895 le sigle PSI, est un représentant de ce « socialisme réformiste » honni par Moscou. Pour Turati, il y a une spécificité du combat socialiste dans chaque pays et il faut « nationaliser le socialisme », point de vue qu’il fini par faire partager à Karl Kautsky. Et il défend un socialisme démocratique, qui vise à réduire la place de l’État1. Ce qui en fait un adversaire résolu des bolcheviks, qui ne s’y trompent pas. Et les fascistes non plus qui assassineront son ami Giacomo Matteotti le 10 juin 1924, lui-même ne devant son salut qu’à son évasion d’Italie.

Cet article était ainsi présenté par L’Avenir, revue lancée et animée en 1916 par Jean-Baptiste Séverac, qui a soutenu la politique de défense nationale des socialistes « majoritaires » jusqu’en 1918 représentant l’aile « droite » de la SFIO dans ces années :

« Les socialistes italiens Gregorio Nofri et Fernando Pozzani viennent de publier sous le titre La Russia com’è (La Russie comme elle est) leur rapport après voyage d’enquête en Russie. Filippo Turati en a écrit la préface, qui a paru aussi dans Critica sociale du 16-31 janvier 1921 (31e année, n°2, p. 26 et suivantes) sous forme d’article intitulé « Per une libro di luce et di verita ». C’est de cette préface que nous donnons ici la traduction. Le titre de « Socialisme et bolchevisme » est celui sous lequel Le Populaire du Centre (n° du 19 janvier 1921) a publié la seconde partie seulement de l’article de la Critica sociale. Nous donnons ici l’article tout entier. NDLR ».

C’est donc une lecture et une critique socialiste du bolchevisme qui sont présentées ici par Turati. On notera que le directeur de Critica sociale apporte, un demi siècle à l’avance, une réponse très claire à ceux qui ne voudront pas «désespérer Billancourt».

Socialisme et bolchevisme, par Filippo Turati
Ce livre que Gregorio Nofri et Fernando Pozzani livrent aujourd’hui à la lumière de la discussion est un bloc d’impressions et de faits, taillé à coups de pioche dans la roche vive de la réalité bolchevique ; bloc qui garde les aspérités, les rudesses, les inégalités de la masse informe, sans l’ombre d’arrangements, de vernis littéraire, de polissage qui veut flatter le goût ou les préventions de qui écrit ou de qui lira. Seulement on dirait que les artisans qui l’ont arraché, s’y sont, dans leur dur labeur, écorché et meurtri les mains, tant y sont nombreuses les éclaboussures et la tâches de sang.
Mais peut-être est-ce plutôt sang de leurs cœur que sang de leurs doigts…

Il était temps que le silence fût rompu ; que le prolétariat italien fût à la fin estimé digne d’une honnête parole de sincérité. Elle avait trop duré la “diplomatie secrète” des réticences étudiées, de la vérité chuchotée, des indiscrétions confiées ou arrachées, suivies immanquablement du démenti officiel bien documenté, auquel personne n’ajoutait foi, tant s’en exhalait une odeur suspecte.
Il était temps que ceux qui avaient vu parce qu’ils avaient voulu “regarder”, brisassent les cachets de cire sectaire dont certains, qui s’étaient volontairement bouchés les yeux, prétendaient fermer les lèvres.
Il restera pourtant à demander, pour répondre à l’attente anxieuse de tout le Parti, pourquoi cela n’a pas été fait dès le premier jour et pourquoi on n’a pas encore brisé les scellés qui ferment les enquêtes similaires menées en d’autres nations.
Donc Gregorio Nofri et Fernando Pozzani sont allés et ont voulu “regarder”.
Regarder non à la dérobée ou avec des verres colorés gracieusement prêtés par le dominateur ; ni regarder les lieux et les choses qui leur étaient montrés ou permis par les ordres du pouvoir. Non : ils se sont efforcés – parmi les difficultés infinies, qui n’étaient pas toutes accidentelles – de regarder surtout les lieux et les choses qu’on semblait vouloir leur cacher. Ils interrogèrent, en dépit d’un espionnage bien organisé, le plus de choses, de documents et d’individus possible. Ils ont scruté de leur regard au plus profond des choses. On ne put les en détourner, ni par les désillusions ni par le dégoût.
Dans leur compte-rendu, ils ont voulu être, autant qu’il est humainement possible, objectifs et sincères ; dans leur jugement ils ont tâché de se tenir dans une sincérité parfaitement équilibrée.
Certaines pages ont dû coûter à leur âme de cruelles angoisses : ils ne se sont pourtant pas accordé la facile lâcheté de les taire. Ils ont cherché, sous le tumulte et l’émotion de la chronique, à entrevoir et à respecter la sévère majesté de l’histoire. Ils ont voulu que leur synthèse fût celle, austère, mesurés, impeccable, de prêtres de l’Auguste Vérité.

C’est ainsi que dans ce livre, mince, mais dense et rempli de choses, sur un fonds fait de témoignages sûrs et nombreux, tirés pour la plupart de ce qui est admis comme textes les plus orthodoxes et irréfutables, on voit, en paragraphes distincts, défiler : l’analyse de la constitution politique du nouvel Empire, si franchement démocratique dans les principes et si… différent dans les applications ; la mise à nu de ce qu’est, en fait – toujours en dépit de magnifiques principes – le mystérieux Soviet élevé par nos foules à la sainteté religieuse du mythe ; la réalité antidémocratique qu’exprime cette machine électorale ; la dictature d’un parti de la minorité, voire d’une fraction du parti, et, par elle, la dictature d’une poignée d’hommes sur une multitude complexe de cent millions de sujets virtuellement citoyens ; la violence et la mauvaise foi habituelle de tribunaux sans lois et d’une police politique souvent occulte ; les libertés ruinées : presse, réunion, parole, négation de la vie et de la dignité humaines ; la dépression spirituelle qui en découle dans les couches populaires et se répand jusque dans la maison et la vie familiale ; la solution opportuniste et petite bourgeoise (sous les dehors festonnés d’un classisme intransigeant et d’un marxisme extra-pur) de ce qui est le problème capital en Russie – comme en Italie – : le problème de la terre ; le désastre de l’économie nationale et, conséquence inséparable, la condition abominablement triste des travailleurs ; le triomphe de la spéculation et de la corruption dans les rapports journaliers ; la diminution du pouvoir des échanges avec l’étranger (2) ; enfin l’examen de l’âme nationaliste qui se cache derrière celle qui voudrait se faire passer pour la seule ou la plus pure des Internationales des peuples.

Et l’on arrivera à la conclusion, pour laquelle, à dire vrai, suffisait l’intuition de toute pensée non étrangère au déterminisme économique et historique : l’impossibilité et l’inexistence du miracle.
La Russie – c’est l’opinion des deux auteurs au début et à la fin de leur étude – est encore la nation la plus éloignée de toute réalisation, même tendancielle, d’une civilisation socialiste. Et, bien loin de vouloir se mettre à la tête, elle devra désormais se tenir (comme c’est historiquement logique et nécessaire) à la remorque des autres pays où l’évolution des conditions ambiantes a permis aux forces dynamiques du socialisme des progrès et des conquêtes mille fois supérieurs.

Ce livre, en s’offrant à la critique en cette heure de passions aveugles et acharnées, rencontrera deux types de périls égaux et contraires : les uns, y voyant un réquisitoire impitoyable contre le bolchevisme (contre le bolchevisme moscovite et plus encore celui d’importation ou contre le bolchevisme indigène) en tireront des hymnes d’allégresse pour la thèse bourgeoise et conservatrice. Les autres, dans le camp socialiste, stigmatiseront les auteurs pour avoir justement offert cette arme à leurs adversaires, en dépréciant la Révolution russe, selon le vieux mot toujours vivant en parlant mal de Garibaldi… en blouse de moujik.
Certes ce double assaut – qui au fond n’en est qu’un, inspiré par le même esprit de traction et de secte – n’épouvantera pas les auteurs qui sûrement l’ont prévu.
Ils répondront aux uns et aux autres, que les droits de la vérité sont imprescriptibles, qu’elle ne nuit à aucune bonne cause et les aide toutes, car – par définition – la Vérité ne porte de tort qu’à l’erreur.
La Révolution russe, le phénomène peut-être le plus grandiose et le plus lourd d’avenir de l’histoire du monde, n’est diminuée en aucune façon par les critiques portées contre ses déviations, contre les tromperies et les fautes qui peuvent la retarder, mais non l’arrêter dans sa route triomphale. Sa gloire est d’avoir abattu le despotisme tsariste (nous souhaitons que ce soit pour toujours ; c’est en vain qu’il ressuscite momentanément sous le masque du léninisme), d’avoir donné la terre, le pain et la dignité à 80 millions de paysans (et il importe peu que la seule forme permise par la phase de l’évolution historique russe soit encore et doive rester pendant longtemps petite-bourgeoise d’abord et bourgeoise ensuite, si des germes socialistes y prospèrent et si la période du capitalisme peut être considérablement abrégée en Russie) ; d’avoir créé, même sous la forme panslaviste, une formidable énergie contraire aux impérialisme franco-anglais, nord-américain et japonais ; d’avoir ouvert la voie, en associant à cette œuvre une grande partie du monde oriental, à une mise en valeur définitive des grandes races humaines somnolentes de l’Asie, préparant ainsi graduellement leur avènement ou leur retour dans la grande histoire mondiale, pour arriver à la fusion de toutes les races de la terre en une seule et vraie Humanité.

Ces effets se manifesteront au cours des siècles ; la parenthèse épisodique du bolchevisme les retardera peu. Le bolchevisme, bien plus que la Révolution, est le fruit de la non-résistance nationale, du terrain écroulé sous la révolution même à cause de la longue tyrannie qui l’a précédée et de l’immense ébranlement produit par la guerre. En substance, le bolchevisme, réaction immédiate contre le moyen-âge politique du régime tsariste – qui, en s’écroulant, ne laissait pas derrière lui un capitalisme vrai et propre, puissant et autonome, mais ensevelissait les minces rameaux de ce capitalisme sous sa propre ruine – le bolchevisme est lui-même, au moins sur le terrain économique, un phénomène de médiévalisme et, par conséquent, une régression momentanée, d’où, inévitablement, la race slave délivrée irrévocablement de la servitude politique de droit divin, reprendra tôt ou tard sa course pour une ascension dans l’histoire, d’autant plus rapide – et sans retours possibles – qu’aura été plus dure l’épreuve à laquelle le régime bolcheviste l’a soumise. Par la mentalité miraculeuse qui le domine, par sa foi dans l’efficacité prodigieuse des réformes qui restent sur le papier et de l’artifice législatif ou volontaire contre la marche fatale de l’histoire, par les méthodes de violence et de terreur auxquelles il doit avoir recours, par l’incohérence entre la théorie et la pratique, entre les préceptes et l’application, par la corruption à laquelle il donne lieu, par le bureaucratisme et le militarisme qu’il suscite chez ceux sur lesquels il s’appuie, le bolchevisme s’apparente beaucoup plus au capitalisme à ses débuts qu’au socialisme marxiste dont il se fait gloire d’appliquer la thèse.
D’autre part, c’est l’impérialisme occidental exacerbé par la guerre ; c’est le bloc insensé de l’Entente et la muraille plus que chinoise que l’Entente dressa contre la Russie révolutionnaire ; c’est, en somme, l’esprit de guerre et la sotte peur de nos bourgeoisies qui doivent être considérées comme les causes qui soutinrent le bolchevisme à l’intérieur en serrant autour de lui, malgré elles, les forces vives qui l’auraient bientôt ruiné dans son pays, ou qui l’auraient rapidement atténué ou corrigé ; ces causes permirent en même temps la formation du mythe bolcheviste dans leurs propres États, dans les prolétariats que la guerre ou les conséquences de la guerre disposaient à accueillir, dans leur propre esprit, tout nouveau mysticisme menant à des mirages – mêmes illusoires – de terres promises voisines.

La critique du bolchevisme qui, en se fondant sur les faits, met à nu ses erreurs et son inconsistance, loin de diminuer la gloire de la Révolution, la reconstitue plutôt dans son véritable caractère, et contribue à la délivrer des scories caduques et des entraves qui gênent sa marche et son développement inévitables. La bourgeoisie réactionnaire ne pourra donc en tirer qu’une faible joie. De grands avantages en seront tirés par le socialisme moderne qui a rompu avec la vieille utopie et par les partis socialistes qui s’inspirent de lui.
De toute façon, la plus large discussion sur le bolchevisme, fondée, répétons-le, sur les faits et des documents, non sur des abstractions métaphysiques ou des a priori dogmatique, est aujourd’hui un devoir absolu des partis socialistes. Et le livre que je présente au public arrive d’autant plus opportunément, que la propagande et l’action socialistes menacent l’Italie d’un esprit de cloître et d’inquisition, d’une frénésie de conformisme imposée et d’incarcération de l’intelligence qui est, elle aussi, un triste héritage de la psychologie et de la censure de guerre, et qui serait, si elle prévalait, la mort et le déshonneur de la doctrine et du parti.

Au moment où on parle, sans en rougir jusqu’aux cheveux, de «contrôle intellectuel» à établir sur la presse et sur les manifestations de la pensée des camarades du Parti, il est opportun, c’est même un devoir urgent de réagir par l’action et par l’exemple, mieux encore que par de simples protestations théoriques contre le dessein insensé et parricide qui menace, dans la dignité des socialistes, la vie et l’avenir du parti socialiste. La liberté est conquise chaque jour par ceux qui tiennent à la conserver parce qu’ils s’en sentent dignes.
A cet égard spécialement, je remercie les amis Nofri et Pozzani de la contribution qu’ils apportent, par ces pages, à la cause de la classe des travailleurs contre tous les dominicanismes passés ou futurs. Le socialisme sera lumière ou liberté de la pensée ou le socialisme ne sera pas.
Filipo Turati

(1) ed. Bemporad, Firenze et Milano) 
(2) Dino Rondani, dans une interview à L’Avanti du 6 janvier veut faire croire qu’à ce point de vue, comme pour tout ce qui a trait à la reprise de l’activité économique, les choses tendraient en Russie à une amélioration notable et riche de promesses. Souhaitons que cela soit vrai, parce que cela signifierait une issue plus où moins prochaine, et sans bouleversements, à la situation infernale décrite par Nofri et Pozzani et qui nous est confirmée entièrement par les autres membres de la mission que nous avons l’occasion de questionner ; et cela s’accorderait avec les « rectifications de tir » par lesquelles, selon d’autres, le bolchevisme tendrait spontanément à se débolcheviser peu à peu.
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