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La théorie doit aussi tenir compte des leçons du XXe siècle, par ALAIN BERGOUNIOUX

Le dernier livre de Chantal Mouffe considérée aujourd’hui comme la théoricienne du « populisme de gauche » attire l’attention. Car il donne une synthèse de ses travaux antérieurs qui explicitent cette notion, et tente de l’appliquer à l’impératif écologique, comme le souligne son titre. (a/s de Chantal Mouffe, La révolution démocratique verte, Albin Michel, 2023, 120p, 15,90€)

Les rappels sont utiles. Selon l’auteure, le « moment populiste » dans les dernières années correspond à une évolution des politiques néo-libérales vers l’autoritarisme. La gauche traditionnelle – particulièrement la social-démocratie – n’a pas su trouver de réponses, et a laissé se dissocier sa base populaire. Ce sont des « oligarchies néo-libérales » qui dominent la plupart des pays occidentaux en imposant une sorte de « post-politique » qui vide la démocratie de son sens.

Les populismes et le peuple
Pour s’opposer à cette évolution, il y a deux mouvements concurrents et adverses, les « populismes de droite » et les « populismes de gauche » qui, tous deux, se revendiquent du « peuple ». Celui-ci ne se définit plus, principalement, par des réalités sociales, il est surtout le produit de constructions politiques constituées à partir de luttes variées contre les formes de domination et de discrimination existantes dans nos sociétés. Il ne s’agit pas, cependant, de plaquer sur cette nouvelle donne, les stratégies révolutionnaires d’hier pour le « populisme de gauche ». Celui-ci doit être démocratique et se donner comme but la transformation des institutions par un « réformisme radical ». Chantal Mouffe reprend – sans le dire – les conceptions en vogue dans une part de la gauche italienne et française des années 1960 avec les « réformes non intégrables par le capitalisme » (voir d’André Gorz, par exemple, Le socialisme difficile de 1967).

Écrit en 2022, le livre prend en compte les échecs et les limites des « populismes de gauche », en Grèce avec Syriza, en Espagne avec Podemos, en France avec La France insoumise. Mais, pour Chantal Mouffe, cela n’invalide pas la stratégie d’ensemble, plus que jamais nécessaire. Car si le néo-libéralisme peut s’adapter en utilisant l’État pour prendre en compte le besoin de sécurité qui se manifeste dans les opinions, il ne peut porter un remède durable à la crise d’accumulation du capital et empêcher que l’économie et la démocratie ne se dissocient.

La seconde partie du livre approfondit ce que sont les fondements du « populisme de gauche » – sans que l’auteure ne considère qu’ils peuvent s’appliquer, aussi, au « populisme de droite »… Pour ce faire, elle mène une critique de la conception rationaliste de la démocratie, qu’incarne, pour elle, Jürgen Habermas au plus haut point, pour valoriser les « affects » – autrement dit les « passions » – qui constituent le cœur de la politique. Cette conviction lui permet d’écarter les prétentions anciennes d’un « socialisme scientifique », mais surtout de mettre en cause les fondements de la démocratie libérale qui reposent sur une valorisation de l’individu et de ses intérêts au sens large.

Entendre les « appels » des « gens »
La gauche populiste doit reprendre à son compte les grands « appels » du peuple, sur la souveraineté, la protection, la justice etc., non de manière abstraite, mais à partir de la vie des « gens ». Cela permet de construire des processus d’ « identification », qui peuvent ensuite porter des idées et des programmes. Chantal Mouffe parle ainsi d’« idées affectantes ». Elle souligne, elle-même, que ces analyses sont nourries partiellement des apports de Freud sur la « dimension libidinale » du lien social tel qu’il l’a explicitée dans Malaise dans la civilisation, écrit en 1930.

À partir de là, le lecteur comprend que l’impératif écologique peut être la passion dominante pour les prochaines décennies. Celui-ci, en effet, remet en cause tout le système néo-libéral, et demande, pour se concrétiser un vaste programme de planification et de politiques protectionnistes. Les conditions du succès dépendront, cependant, de la capacité des « populismes de gauche » de susciter une véritable « radicalisation de la démocratie ». Sans y faire référence, pour Chantal Mouffe,  cette « idée affectante » de la  « révolution démocratique verte » pourrait jouer le rôle d’un « mythe » politique, comme Georges Sorel, avant 1914, avait cru le voir dans celui de « la grève générale ».

Quid du pluralisme ?
Ces analyses, ici résumées à grands traits, permettent de cerner ce que sont les fondements doctrinaux du populisme de gauche. Chantal Mouffe n’entre pas dans celles des politiques concrètes qui en découlent : elle renvoie pour cela au programme « L’avenir en commun » de La France insoumise. Elle s’en tient, pour sa part, à son ambition théorique. Sur ce seul plan – car une « révolution verte » ne manquerait pas d’arbitrages difficiles à rendre… – deux interrogations principales viennent à l’esprit. Malgré un vocabulaire renouvelé, l’auteure demeure tributaire de deux héritages lourds. Elle peut critiquer le « socialisme scientifique », mais sa conception demeure assez étroitement marxiste sur le fond. Elle continue de supposer qu’une fois le capitalisme fondamentalement remis en cause, les problèmes principaux seraient réglés. C’est ne pas tenir compte – après les leçons du XXe siècle – du fait que les chaînes causales sont complexes et que l’histoire n’a rien de linéaire. L’exemple de la Chine est là pour monter que l’avenir peut s’écrire sans la démocratie. L’autre héritage – plus lourd à porter – est celui de Carl Schmitt – théoricien des régimes autoritaires pour le moins – qui fait du conflit la clef de toute politique en privilégiant le rôle des passions identitaires exclusives les unes des autres. Le populisme, de gauche comme de droite, peut arriver ainsi à la négation du pluralisme, et il devient alors illusoire de parler de démocratie. S’opposer à la « rationalité » en politique est dangereux. Sans nier, évidemment, la part des passions en politique, encore faut-il distinguer entre les passions qui élèvent l’homme et celles qui le rabaissent. Spinoza, dont Chantal Mouffe est une lectrice, ne proposait pas d’en rester aux « passions tristes » ! Les limites des Lumières, et leurs points aveugles, ne doivent pas amener à rejeter l’usage de la raison pour éclairer, le plus possible, les citoyens. Ce n’est pas la volonté de répondre aux aspirations populaires qui est, évidemment, en cause, ce sont les attendus de la théorisation du populisme de gauche comme de droite qu’il faut questionner. Ce livre permet de le faire.

Alain Bergounioux
Article paru dans L’ours 531 septembre-octobre 2023

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