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« Comme pour l’enseignement ou la santé, on a la police qu’on mérite. »Trois questions à Jean-Marc Berlière.

Hiostorien, professeur émérite à l’Université de Bourgogne, Jean-Marc Berlière est membre du CESDIP (Contre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales) qui a créé un Observatoire scientifique du crime et de la Justice (OSCJ).

Vous publiez régulièrement une « Lettre aux amis d’une police et d’une gendarmerie républicaines et protectrices des citoyens »… Est-ce parce que le lien en France entre les citoyens et la police vous semble avoir changé ces dernières années ?
Instituées pour maintenir l’ordre, faire respecter la loi, combattre, juguler déviances, forfaits et délits, la police est l’institution à laquelle l’État, mais aussi les citoyens délèguent ces missions délicates, difficiles, mal comprises, impopulaires. Personne n’aime ceux qui, pour faire appliquer la loi, entravent les libertés. Un policier du rang, Célestin Hennion, le créateur des « brigades du tigre », devenu successivement directeur de la Sûreté générale puis préfet de Police – un cas unique dans les annales –, l’expliquait clairement dès le début du XXe siècle : « La pratique de l’autorité est toujours une chose délicate ; elle l’est plus encore dans un régime démocratique qui, par sa nature même, par les satisfactions qu’il accorde aux instincts de liberté si profonds chez l’homme, l’entraine plus facilement hors des limites du respect nécessaire à la liberté d’autrui. La fonction de police est presque toute entière dans la contrainte imposée à la liberté des uns au profit de la liberté des autres… »

Tout est dit ici et d’abord le difficile équilibre qu’une police doit maintenir dans ses pratiques : protéger, défendre la sûreté, la propriété, les libertés publiques sans donner l’impression d’user de moyens disproportionnés et d’empiéter sur des libertés fondamentales et de servir un ordre injuste.

Personne n’aime ceux qui ont pour fonction de faire respecter des lois – parfois injustes – et de maintenir l’ordre en limitant la liberté : de manifester, de grève… surtout quand ils disposent pour ce faire d’un monopole de la violence légitime. Si on ajoute à cela que la police est généralement considérée comme un instrument du pouvoir politique, une arme au service du gouvernement, du pouvoir, du « capital », d’un ordre injuste, on comprend que – quels que soient l’époque, le régime politique, le contexte – la police – en réalité il faut employer le pluriel pour désigner les différentes entités et les innombrables services qui exercent des pouvoirs de police – suscite de violentes critiques. 

Ces dernières années ont vu des manifestations déraper sous l’impulsion de minorités violentes, de groupuscules cherchant délibérément l’affrontement et des policiers excédés réagir violemment. Peu de manifestants « ordinaires » semblent comprendre qu’empêcher ces dérapages, c’est aussi protéger le droit des citoyens de manifester, qu’il y va des libertés publiques qui sont mises en danger non par la police – même si certains policiers font peu honneur à leur uniforme – mais par ces groupes ultra-violents qui se servent de la manifestation comme d’une opportunité de casser et des manifestants comme remparts ou otages… On ne saurait condamner la violence des uns en fermant les yeux sur les violences des autres, confondre des gendarmes et CRS avec les SS ou la STASI, le pass vaccinal avec l’étoile jaune… L’historien que je suis est souvent abasourdi par la mauvaise foi, les télescopages et rapprochement osés par des gens certes en colère, mais cette colère n’excuse pas tout et certainement pas l’insulte aux victimes de répressions ou de régimes autrement dramatiques que la Ve République française ! 

Qui sait encore que sous le seul ministère Clemenceau, aujourd’hui adulé comme un grand républicain, 15 manifestants ont été tués de mars 1907 à juin 1908 par un maintien de l’ordre (MO) exercé par l’armée et son appendice policier la gendarmerie ce qui permit à La Guerre sociale de titrer le 29 juillet 1908 sur une « République d’assassins ». C’est ce retour sur le passé, ces comparaisons qui permettent aux historiens et sociologues spécialistes de la question de parler de modération tendancielle du MO : je ne suis pas sûr que nos contemporains en mesurent l’importance.

Autant depuis les « sergots » que détestait Vallès la police d’ordre est honnie, autant – et durablement – la police judiciaire, la « seule police qu’une démocratie puisse avouer » selon le mot de Clemenceau, la police en charge de la répression des crimes et délits, de la recherche de leurs auteurs qu’elle a pour mission de livrer à la Justice, était appréciée parce qu’elle protège les citoyens. Mais, là aussi, les choses ont bien changé : les voyous, trafiquants, même des dealers de quartier n’hésitent plus à tirer sur les policiers : un geste longtemps tabou. Et le terrorisme est venu encore brouiller la situation. 

Justement la distance notamment dans les quartiers populaires entre les citoyens – surtout les jeunes – et la police est-elle un phénomène nouveau ? Est-elle aujourd’hui de nature différente ?
Il faut bien constater avec les sociologues une hostilité croissante de certains milieux, des jeunes des quartiers contre une société dont ils sont exclus, se sentent exclus ou se sont exclus et qui vomissent toute incarnation de l’ordre et de l’État : enseignants, pompiers, policiers sont autant de symboles de cette société à laquelle certains ont déclaré la guerre… Les policiers victimes de véritables guet-apens sont perçus comme un occupant, l’ennemi qui empêche les trafics d’une économie souterraine au cœur de la délinquance.

Si les « apaches » du début du siècle, les « blousons noirs » et toutes les autres figures d’une dangerosité réelle étaient dangereux, ils ne bénéficiaient pas de la sympathie, de la tolérance, parfois de la complicité de ceux qui ne semblent pas comprendre que la police est faite pour les protéger.

À cette image dégradée – même si plus de 70 % des citoyens si on en croit les sondages « font confiance à la police » – s’ajoute le poids de l’histoire. Le mépris, la détestation de la police et des policiers sont des phénomènes aussi vieux que l’institution et la fonction elles-mêmes. Ils remontent loin et sont liés à l’histoire. La police corrompue et corruptrice est une constante sous l’Ancien Régime et explique que « commissaires du Châtelet » et les « mouches » (les gens soupçonnés de mouchardages) furent la cible de lynchages en juillet 1789 tant ils incarnaient une police honnie, au service de l’absolutisme, d’un ordre social particulièrement injuste. La Révolution, en dépit aujourd’hui encore de textes fondamentaux comme le titre 12 de la Déclaration des droits de l’homme (la police prudemment baptisée « force publique » y est officiellement chargée de la « garantie des droits naturels de l’homme » ), a rapidement montré les limites et les crimes d’une police exercée par des citoyens et « comités » mal identifiés se livrant à tous les excès. La suite, et notamment l’épisode napoléonien a engendré deux figures tutélaires incarnées par Fouché et Vidocq qui symbolisent une police ubiquiste, omniprésente, usant de moyens douteux (provocations, montages divers, et employant des repris de justice…) dont l’ombre portée pèse encore. Autant d’images qui survivront et survivent de nos jours quand on parle de provocation, d’espionnage de la société. Pour avoir une idée de l’image de la police au début de la Restauration relisons Chateaubriand (De la monarchie selon la Charte) : «Que faut-il pour que la police soit habile ? Il faut qu’elle paye le domestique afin qu’il vende son maître ; qu’elle séduise le fils afin qu’il trahisse son père ; qu’elle tende des pièges à l’amitié, à l’innocence […] Récompenser le crime, punir la vertu, c’est toute la police. » Et toute la littérature du XIXesiècle, de Balzac à Victor Hugo ou Paul Féval va multiplier les figures de policiers qui hantent encore notre imaginaire.

Et puis s’ajoutent aux figures détestables de policiers, aux Javert et aux ripoux de toutes les époques, aux fantasmes qui entourent les missions de la police, les pratiques et méthodes qu’on lui impute ou lui attribue pas toujours à tort, mais très (trop) généreusement fantasmées : surveillance occulte, viol de correspondance, écoutes téléphoniques, emploi d’indicateurs recrutés dans le milieu des voyous, mouchardage, corruption, usage – parfois disproportionné – de la force. Si l’emploi dans la police judiciaire de repris de justice pour faire la police des criminels, des voleurs n’a pas survécu à Vidocq, l’emploi – jugé indispensable – d’indicateurs recrutés dans le milieu de la délinquance, voire du banditisme et rétribués notamment par des faveurs comme le « condé » – une tolérance administrative pour un délit sur lequel on ferme les yeux – entretient une ambiguïté et des rapports dangereux entre policiers et truands, « le public tend à confondre l’employeur et l’employé » comme l’écrivait le criminaliste Edmond Locard en 1919, et il ajoutait « il y a des indicateurs que l’on tient mal, mais il y en a qui vous tiennent très bien ! » et nombre d’affaires réactivent régulièrement cette lèpre du policier ripoux, corrompu, cédant à la tentation de l’argent facile en échange d’infor­mations, de dossiers. 

Pour ce qui est de la police de souveraineté – la police en charge de la défense du régime, en l’occurrence de la démocratie, là encore la mythologie, les fantasmes entourant les « RG », rend nécessaire de voir les choses objectivement et d’éviter toute vision orwellienne de services dont l’inertie routinière est soulignée par les ratés dans la prévention de certains attentats terroristes. 

Clemenceau – source inépuisable dans le domaine de la police – avait bien tenté d’en démonter l’image dans un discours célèbre en octobre 1906 dans sa circonscription de Draguignan : « La police ! A ce mot je vous ai vu dresser l’oreille. Ah le redoutable pouvoir de tout chercher, de tout fouiller, de tout connaître par des moyens mystérieux ! Que de secrets, que d’intrigues, que de drames ! Partout des espions, des souricières, des filatures, des chausse-trapes, des embuscades, des hommes marchant dans les murs : une pièce de l’Ambigu dans la réalité ! Ah mes amis que nous sommes loin de compte ! Apprenez de moi comme de M. Lépine lui-même, qu’il n’y a plus, à proprement parler, de police politique dans les pays libres. La presse l’a tuée en disant tout, même souvent la vérité. » 

Mais les soupçons perdurent. Dans une vision conspirationniste qui ne remonte pas à hier, la « main de la police » est régulièrement soupçonnée, dénoncée. Même si un travail de recherche poussé montre l’inanité des accusations de « crimes policiers » chers à Léon Daudet qui relèvent dans leur très grande majorité du fantasme – Syveton, Stavisky, le conseiller Prince se sont bel et bien suicidés – mais le soupçon, les légendes demeurent tant la police est soupçonnée du pire. En revanche, il est patent que des policiers ont participé – sans doute malgré eux – à l’affaire Ben Barka et qu’on trouve parmi eux des « brebis galeuses » qui, pour diverses raisons, tentent d’intervenir et peser sur le cours des choses. Une seule affaire réelle suffit à jeter le discrédit sur toute une corporation. 

La police doit être au service des citoyens. Comment améliorer le contrôle démocratique du fonctionnement la police ? Quelle place pour le Parlement ? 
Fouché qui avait tout compris, même s’il incarne au plus haut degré le danger du policier perverti par la tentation de puissance, écrivait déjà qu’il fallait écarter de la police les « préventions défavorables répandues contre elle » et remarquait que « s’il n’y a point de nation qui ne connaisse la grande utilité des services de police […] il n’y en a pas non plus qui accordent beaucoup d’estime à la police. » 

Pour les responsables qui ont rêvé d’une police républicaine qui était à inventer au début du XXe siècle, la solution passait par l’éducation, la formation professionnelle et morale de policiers alors majoritairement recrutés parmi les militaires rengagés ce qui semblait un gage d’honorabilité, mais surtout de discipline et d’obéissance. 

Célestin Hennion le répétait à l’envi et surtout à Clemenceau : « L’intérêt bien compris d’une démocratie commande d’élever le niveau de la police et non de l’abaisser. […]C’est à l’école de police que les fonctionnaires apprendront à penser par eux-mêmes… à comprendre l’importance de leur fonction et les services qu’elle peut rendre à la collectivité. » Il tenta de donner corps à cette exigence par la création d’un enseignement professionnel car « comment admettre que ceux-là mêmes qui seront chargés de veiller sur les droits des citoyens, de les rappeler à la tolérance, à la justice, de les juger souvent avant les juges […] ne soient pas eux-mêmes des hommes de haute et pure conscience ? »

Cet enseignement réservé alors à la seule police parisienne fut généralisé à la France entière par le gouvernement de l’État français qui mit en place des écoles de police.

Si la formation – notamment continue – a un rôle essentiel à jouer pour améliorer le niveau, l’attitude, l’image de la police, que peuvent 6, 9, 12 mois d’école face à la réalité de la rue, du terrain, particulièrement difficile où les jeunes policiers et policières, fraîchement émoulus vont débuter leur carrière et découvrir la réalité d’un métier de moins en moins attractif : dangereux et mal rétribué. C’est là que le bât blesse : le métier attire si peu désormais que pour 10 candidats il y a 15 ou 20 ans, on n’en a plus que trois et beaucoup n’auraient jamais été recrutés il y a quelques années. 

Comment recruter de bons éléments alors que l’image détestable de la police tarit le recrutement en quantité et en qualité et décourage les meilleures volontés ? On peut certes améliorer le contrôle, augmenter les droits du parlement, rien n’évoluera vraiment sans amélioration des liens société-police, sans changement d’image et de perception de la police.

Comme pour l’enseignement ou la santé, je serais tenté de dire qu’on a la police qu’on mérite.

Entretien publié dans L’ours 523, décembre 2022.

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