vendredi 26 avril 2024
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17 octobre 1961 : un autre passé qui ne passe pas, par JEAN-FRANÇOIS MERLE

La réédition, à l’occasion du 60e anniversaire de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961, de cet ouvrage est une initiative bienvenue. Paru en 2006 et publié en français en 2008, il a en effet marqué une étape majeure dans l’entreprise de déchirement du voile d’omerta autour de cet évènement majeur.(a/s de Jim House et Neil MacMaster, Paris 1961. Les Algériens, la terreur d’État et la mémoire, Folio Histoire, 2021, 753 p, 10,90€ Introduction inédite et postface inédite de Mohamed Harbi)

Rappelons les faits : le 17 octobre 1961, pour protester contre le couvre-feu ethnique imposé aux « Français musulmans algériens » en région parisienne, la fédération de France du FLN déclenche une manifestation pacifique de 20 à 30 000 hommes, femmes, enfants sur plusieurs des grandes artères de la capitale. Sous les ordres du préfet de police Papon, on assiste à « la répression la plus meurtrière d’une foule désarmée dans toute l’histoire contemporaine de l’Europe occidentale », écriront House et MacMaster. 

Refoulement et dévoilement

Sur le moment, il fût très difficile de se rendre compte de la réalité des violences perpétrées et plus encore de restituer les tenants et les aboutissants de cet évènement, d’autant que la censure s’exerçait sur la presse écrite et que radios et télévision étaient aux mains du pouvoir. Le premier ouvrage publié dès novembre 1961 aux éditions Maspero par Paulette Péju, Ratonnades à Paris, est immédiatement saisi puis réédité, mais en 1962, la sortie d’un texte plus complet, Le 17 octobre des Algériens, co-écrit par Marcel et Paulette Péju, est différée à la demande du nouveau pouvoir algérien. Il ne devait finalement paraître qu’en 2011 ! De même, le film de Jacques Panijel, Octobre à Paris, sorti en 1962, ne connut qu’une diffusion semi-clandestine. La fin de la guerre d’Algérie et l’aspiration de l’opinion à tourner la page, l’amnistie qui éteignait toutes les procédures judiciaires en cours et les divisions internes au FLN et au régime algérien sont autant de facteurs qui allaient contribuer à refouler le 17 octobre 1961 dans les limbes de la mémoire collective. 

De fait, c’est le travail de Jean-Luc Einaudi, La Bataille de Paris – 17 octobre 1961 (Seuil, 1991) qui a commencé à faire émerger la réalité de ce que le président Macron vient tout dernièrement de qualifier de « crimes contre la République », en s’efforçant, par un patient travail sur les archives et des témoignages de militants, de reconstituer les faits et notamment d’évaluer l’ampleur des victimes. Seulement, parce qu’Einaudi n’était pas un historien de métier et qu’il avait un parcours militant à l’extrême gauche revendiqué, le sérieux et l’apport considérable de ses recherches ont été disqualifiés par une partie de l’establishment universitaire. En 1997, Jean-Pierre Chevènement, ministre de l’Intérieur, décide d’ouvrir les archives de la préfecture de police : Jean-Paul Brunet, professeur à la Sorbonne, spécialiste de la gauche socialiste et communiste, y accède et publie en 1999 Police contre FLN (Flammarion) qui conteste le parti pris d’Einaudi et son décompte des victimes. La polarisation extrême de la controverse sur le nombre de morts a occulté le fait que le livre de Brunet, réputé par ses adversaires favorable à la police, confirme pourtant à la fois la violence de la répression, la diffusion du racisme dans les rangs policiers et les nombreuses atteintes à l’État de droit imputables au préfet Papon. Comme c’est souvent le cas quand la France est confrontée à « un passé qui ne passe pas », ce sont des historiens universitaires étrangers – rappelons-nous Robert Paxton et La France de Vichy – qui apportent un regard et un angle de vue différents, en se distanciant de la polémique sur le nombre des victimes – qui ne pourra jamais être établi avec certitude – et qui, en privilégiant une contextualisation sur le temps long, écartent les œillères de la mémoire collective. Cet ouvrage a aussi pu bénéficier de l’ouverture d’archives auparavant inaccessibles. 

Le préfet Papon et le « crime d’État »

House et MacMaster font remarquer, en premier lieu, que la France est le seul pays, parmi les grandes puissances colonisatrices, à avoir vu les conflits liés à la décolonisation exportés sur le territoire métropolitain. Cette notation est d’autant plus importante qu’un autre apport majeur de leur travail est de montrer comment le préfet Papon a importé au sein de la police parisienne les méthodes de guerre « contre-révolutionnaire » expérimentées en Algérie : création d’une force auxiliaire composée de harkis à qui l’on pouvait « sous-traiter » les interventions extra-judiciaires (torture, élimination physique de responsables du FLN), utilisation des services d’action sociale à des fins de renseignement, centres d’internement des suspects… 

Dans un chapitre minutieusement documenté, les auteurs retracent le parcours de Maurice Papon dans l’apprentissage de la répression coloniale : dans le Constantinois, puis au Maroc, puis à nouveau à Constantine avant d’être appelé en mars 1958, par le gouvernement de Félix Gaillard, comme préfet de police de Paris. À chaque étape, on retrouve les mêmes collaborateurs et les mêmes protecteurs, ce qui montre un incontestable talent dans le réseautage, et notamment, pour ce qui concerne les appuis politiques, auprès du parti colonial très actif à l’aile droite du Parti radical. 

L’ensemble de ces éléments, appuyés sur des archives nombreuses et convergentes, permet en tous cas de faire litière de la thèse soutenue par la défense de Papon selon laquelle il n’aurait été qu’un haut fonctionnaire obéissant aux ordres reçus. S’il est indéniable qu’il a été couvert, dans tous ses débordements, par l’autorité politique : ministre de l’Intérieur, Premier ministre, président de la République – qui l’a maintenu dans ses fonctions de préfet de police jusqu’en 1967 –, ce qui justifie la qualification de « crime d’État », les auteurs établissent avec certitude qu’il a été le concepteur, l’organi­sateur et le donneur d’ordres de la politique de répression à outrance menée contre la fédération de France du FLN, ce qui justifie qu’on lui en fasse porter la responsabilité personnelle. 

Les actions terroristes du FLN

Pour autant, les auteurs ne font pas l’impasse sur les importantes dissensions au sein du FLN, au sujet de la nature des actions à mener en France et sur l’importation des actions terroristes en métropole. Ils montrent en particulier que c’est contre l’avis de la direction de la fédération de France du FLN établie à Cologne, en Allemagne, et contre l’avis des dirigeants du FLN incarcérés à la Santé – qui avaient le souci de ménager à la fois l’opinion publique française et les conditions d’existence des travailleurs immigrés dans l’hexagone -, qu’ont été repris à partir de septembre 1961 les attentats ciblés contre des policiers, ce qui n’a pas été sans conséquences sur le déchaînement de violence de la police parisienne, déjà chauffée à blanc, le 17 octobre et les jours suivants. Une postface inédite de Mohamed Harbi, ancien dirigeant de la fédération de France du FLN, confirme l’existence de ces oppositions, qui portaient en germe celles que l’on devait retrouver, après l’indépendance, entre faction militaire et tendance politique du pouvoir algérien. 

Enfin, ce livre apporte un éclairage assez fouillé sur les réactions de l’opinion française et celles de la gauche politique et syndicale. Entre la distanciation du Parti communiste, peu favorable au nationalisme algérien et qui avait d’autres priorités, et l’inertie de la SFIO, comptable de la politique de Guy Mollet et Robert Lacoste, c’est principalement sur le syndicalisme – la CFTC de la région parisienne, très en pointe, et l’UNEF principalement – et sur le PSU et les collectifs intellectuels et universitaires que se sont appuyées la résistance à la répression et l’organisation de la solidarité avec les travailleurs algériens.

Au total, le 17 octobre 1961 n’a pas été un évènement isolé dans le continuum de la politique répressive engagée contre le FLN sur le territoire métropolitain. Une conjonction de facteurs liés aux rivalités internes à l’appareil d’État d’une part et au FLN d’autre part lui a conféré une intensité meurtrière qui a pour partie échappé aux protagonistes de ce conflit. C’est aussi une des raisons pour lesquelles il a été si longtemps occulté et que l’on peine encore aujourd’hui à le qualifier. Ce livre participe du mouvement de l’histoire qui contribue à raviver la mémoire, au risque parfois, bien sûr, de l’instrumentaliser dans les controverses du présent. C’est pourquoi sa réédition est une œuvre utile.

Jean-François Merle

L’OURS signale : Riposter à un crime d’État. Le rôle méconnu du PSU dans la mobilisation contre la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, présentation de Gilles Manceron, Jean-François Merle et Bernard Ravenel, photographies d’Élie Kagan, Cahiers de l’ITS, Institut Édouard Depreux, Les éditions du Croquant, 2021, 191 p, 10 €

article paru dans L’ours 513, décembre 2021

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