mardi 19 mars 2024
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Thomas en voyage, ou le monde d’hier, par FLORENT LE BOT

albert_thomasDurant ses très nombreux voyages, Albert Thomas, directeur du BIT (1919-1932), emportait toujours avec lui un crayon et un petit bloc-notes dans la poche de sa veste. Il notait ainsi sur le vif des noms, des chiffres, des rendez-vous : il croquait des portraits, couchait sur le papier des observations, des réflexions et idées. Plus tard dans le calme de sa chambre d’hôtel ou lors de longs voyages en trains, à partir de ce matériel brut, ses notes devenaient des récits qu’il dictait à une sténographe.albert_thomas-voyagesÀ propos du livre de Dorothea Hoehtker et Sandrine Kott, À la rencontre de l’Europe au travail. Récits de voyages d’Albert Thomas, 1920-1932, Publications de la Sorbonne – Bureau international du travail, 2015, 336p, 28€)
Article paru dans L’OURS n°463, décembre 2016

Riche de 800 pages, ce document précieux est conservé aux archives du Bureau international du travail (BIT) à Genève. Les deux historiennes, Dorothea Hoehtker et Sandrine Kott, en présentent de larges extraits dans ce volume qui témoignent des voyages d’Albert Thomas.

En voyage avec Albert
On le suit en Albanie, en Allemagne (nombreux entre 1920 et 1932), en Belgique, au Danemark, en Espagne, en Grande-Bretagne, en Pologne, en Scandinavie, en URSS, mais également en Argentine, au Brésil et aux États-Unis, ou encore à Hong-Kong, au Japon, en Chine et en Mandchourie, etc. Chacune de ces destinations est replacée dans son contexte politique, économique et social par les deux éditrices. Le travail d’édition est d’ailleurs fort bien soigné, comportant un appareil critique précis, de belles illustrations (par exemple, la photographie magnifique d’un Albert Thomas souriant dans son bureau à Genève, le même lors d’un banquet avec des dirigeants syndicaux hongrois ou encore caricaturé dans une revue italienne, etc.), mais aussi un index des personnes et une bibliographie très utile s’agissant de l’Organisation internationale du travail qui va fêter en 2019 le centenaire de sa création.

Le monde d’hier
Prague, Janvier 1931. « C’est une joie de franchir le nouveau pont Charles par une admirable matinée d’hiver. On croit chaque fois que l’élan de la cathédrale au-dessus du château n’a jamais été plus beau et que jamais les statues n’ont été aussi délicieusement patinées. » Il y a – de manière légèrement décalée chronologiquement – du Stefan Zweig et son Monde d’hier dans les notes de voyage du dirigeant du BIT. Thomas en Tchécoslovaquie nous ouvre à la vitalité de la vie démocratique dans cette ancienne partie de l’empire habsbourgeois. Les enjeux économiques et sociaux, et particulièrement ceux des assurances sociales, sont au cœur des contacts qu’il multiplie auprès des acteurs politiques, syndicaux et associatifs (des associations sportives notamment, inscrites dans le prolongement des courants politiques et des syndicats). L’importance industrielle de la Tchécoslovaquie (plus précisément de la Bohême-Moravie), sans commune mesure avec les autres pays de l’Europe centrale à l’époque, est ainsi rappelée, avec des notations savoureuses en particulier concernant le grand chausseur européen (et bientôt mondial) Bat’a. Ainsi, évoquant, la lutte entre les syndicats et l’industriel, Thomas se voit répondre par un responsable syndical : « Bat’a rend un grand service à la population par la chaussure à bon marché. On ne peut pas le nier. Mais il est l’ennemi du mouvement syndical. Il ne reconnaît même pas les libertés civiques élémentaires. Un ouvrier de Bat’a ne peut penser ni agir librement. Malgré ses déclarations et malgré les apparences, Bat’a ne tolère pas l’organisation syndicale. Bien plus, la lutte contre lui ne peut se faire jour que par la presse syndicale. En effet, il tient par la publicité toute la presse quotidienne du pays. » Nature de la consommation, démocratie syndicale et liberté de la presse, voilà bien trois enjeux, parmi d’autres, qui ne sont pas sans échos de nos jours.

Des enjeux à retrouver
Tabor (Tchécoslovaquie), 11 janvier 1931. «  Déjeuner dans le grand hôtel de Tabor. C’est, une fois de plus, comme dans les petites villes polonaises ou autrichiennes, le grand caravansérail où se concentre le dimanche toute la vie sociale de la cité. Il y a dans le même grand immeuble, autour du couloir central, le cabaret populaire, le café des gens riches, des salles de sociétés. Partout une vie grouillante et pittoresque. […] C’est là qu’ont été conçues nos espérances de justice. C’est là que ce sont exploitées les énergies brutales sans lesquelles il n’est pas possible de créer. Mais c’est là aussi qu’à ces énergies s’unissaient le sens, la mesure de la dignité morale et de la volonté religieuse qui ont assuré la perpétuité des idées révolutionnaires. De Huss à Masaryk, avec ses différences et ses renouvellements, la tradition a été continue. » Le monde d’hier, celui d’une Europe dynamique qui se laisse gagner alors par les inquiétudes liées à l’ombre portée sur son destin par l’Allemagne et à un déclin tendanciel tandis qu’outre-Atlantique se renforcent les États-Unis d’Amérique.
L’intérêt de cet ouvrage est de nous faire traverser les années 1920 et le début des années 1930, de manière oblique à travers un florilège d’enjeux politiques, économiques, sociaux et internationaux, dont nous avons souvent perdu la substance et le détail.
Florent Le Bot

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