mardi 19 mars 2024
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Voyage au perron de l’enfer, par Eric Lafon

Wieviorka_Decouverte_couvLe 27 janvier dernier, à la radio, à la télévision, dans la presse, on célébrait la « libération » du camp d’Auschwitz par l’armée soviétique, plus récemment, le 11 avril, celle du camp de Buchenwald « libéré » par les déportés eux-mêmes ou par l’armée américaine. Dans son dernier ouvrage, l’historienne Annette Wieviorka, spécialiste de l’histoire de l’extermination des Juifs d’Europe, de la Shoah, revient sur ces « libérations » des camps qui ne furent en vérité que d’hasardeuses découvertes au gré de l’avancée des troupes soviétiques à l’Est, et des troupes anglo-américaines à l’Ouest.

ERIC LAFON à propos du livre de Annette Wieviorka, 1945. La découverte, Seuil, 2015, 281 p,19,50 €
Article paru dans L’OURS 448, mai 2015, page 7.

Une fois de plus, il est intéressant de confronter le traitement médiatique du « devoir de mémoire » que l’on exige de nous et les apports de la recherche scientifique et historique censés justement nous conduire à réviser nos connaissances sur un sujet.

Déportation et génocide

C’est en 1991 que l’historienne soutenait son immense thèse « Déportation et génocide. Entre la mémoire et l’oubli » dans laquelle, au fil des centaines de pages, elle expliquait que la mémoire collective s’est construite depuis 1945 sur la confusion des termes, des mots, des images, l’amalgame, charriant stéréotypes et même des contre-vérités accompagnées de légendes et de mythes. Elle soulignait aussi que l’amalgame entre la déportation et le génocide avait contribué longtemps à « occulter la spécificité de la destruction des Juifs d’Europe » (A. Wieviorka, « L’expression camp de concentration au 20e siècle », Vingtième siècle n°54, 1997).
Buchenwald, camp de concentration pour résistants politiques, fut d’abord le lieu emblématique de la barbarie nazie avant qu’Auschwitz et ses plus d’un million de Juifs exterminés ne le pousse au second plan. Horrible concurrence des souffrances ? Non. Mais l’acceptation du fait que les centres de mises à mort Belzec, Chelmno, Sobibor, Treblinka, s’inscrivent dans des opérations aboutissant avec les exécutions de masse organisés à l’Est, principalement en Ukraine entre 1941-1944, à ce que les Nazis nomment à partir de la conférence de Wansee, le 20 janvier 1942, la solution finale. Le génocide organisé n’est pas la déportation et pourtant les deux sont liés.
En janvier 1945, les Soviétiques découvrent donc, par hasard, ce camp d’Auschwitz dans lequel ne demeurent que quelques dizaines de milliers de déportés. Les ouvrages d’Annette Wieviorka ont rappelé continuellement ce fait. (Voir Déportation et génocide, Plon, 1992 et Auschwitz, 60 après, Robert Laffont, 2005).
Dans son dernier livre, l’historienne nous fait parcourir cette Europe des camps à bord d’une jeep de l’armée américaine qui emporte deux photographes et correspondants de guerre, tous les deux Juifs : un Américain, Meyer Levin, et le Français Éric Schwab qui travaille pour la toute récente Agence France Presse (AFP). En 1991, dans sa thèse, Annette Wieviorka citait les deux hommes en ces termes : « Le 4 avril 1945 le célèbre journaliste et écrivain américain Meyer Levin voyage avec la 4e division blindée, en route vers l’Est. Avec lui, Éric, un juif français, prisonnier de guerre évadé à la recherche de sa mère internée en camp de concentration ». Il faudra, il nous semble, attendre l’exposition à Paris en 2001, « Mémoire des camps » conçue par Pierre Bonhomme et Clément Chéroux, pour pouvoir attribuer à Éric Schwab telle ou telle photographies prises à Buchenwald ou Dachau et largement diffusées.

Photographies et histoire

Cet apport de la photographie dans l’histoire de la découverte des camps est aussi devenue entre-temps une préoccupation de l’historienne et le regard qu’elle porte est d’autant plus intéressant. Elle le confesse à la fin de l’ouvrage où elle salue également l’aide apportée par l’historienne Sylvie Lindeperg.
C’est donc par le biais des regards, des objectifs photographiques des deux hommes, en croisant ses propres connaissances historiques et les résultats de la consultation d’archives, de notes militaires, qu’Annette Wieviorka revient encore et encore sur la découverte des camps. Du camp d’Ohrdruf révélé par les Américains le 5 avril 1945, oublié par la « mémoire », à celui de Terezin où les Soviétiques entrent le 8 mai 1945, nous « roulons » à bord de la jeep et pénétrons dans ces camps dont la « libération » n’a jamais été un objectif en soit, ni des Anglo-saxons ni des Russes. L’historienne nous prévient que l’on n’y découvre pas la Shoah, mais des amoncellements de corps et quelques milliers de survivants plus ou moins maigres et chétifs en fonction de leur condition de détention relative à leur statut. Elle l’explique, et rappelle la complexité du système concentrationnaire nazi. Quant à l’extermination, la Shoah, elle a eu lieu jusque dans les derniers temps d’avant la découverte des camps et ni Meyer Levin ni Éric Schwab n’ont pu en rapporter des images. Toutefois, leurs clichés comme ceux d’autres photographes et de preneurs d’images constitueront une preuve de l’horreur singulière des Nazis dans toute l’histoire de l’humanité. À condition de savoir les regarder et d’y lire les informations qu’elles livrent dans la limite du medium.
Un voyage sur le perron de l’enfer entre retour critique sur la mémoire et révision de l’histoire.
Éric Lafon

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