Professeur émérite d’histoire contemporaine de l’université de Cergy-Pontoise, titulaire d’une chaire Jean Monnet ad personam, Gérard Bossuat est on ne peut plus qualifier pour éclaircir le « mystère Jean Monnet ». (a/s de Gérard Bossuat, Le mystère Jean Monnet, éditions Tallandier, 2025, 688p., 28,90€
Nous sommes, particulièrement depuis le début de cette année 2025 avec la réélection de Donald Trump à la tête des États-Unis d’Amérique, dans une phase historique qui semble à rebours de toute l’histoire mondiale depuis 1945. Le retour au primat de la force, l’affaiblissement des organisations multilatérales mondiales et régionales, la course aux armements, le recul en nombre des régimes démocratiques face aux gouvernements autoritaires voire dictatoriaux… modifient considérablement et très rapidement le paysage des relations entre États.
Dans ce contexte particulier, la publication par Gérard Bossuat d’une nouvelle biographie de Jean Monnet est un peu inattendue et peut sembler incongrue. Pour ma part, et je le dis d’emblée, je la trouve particulièrement bienvenue.
Approfondir
Alors, à quoi bon une biographie de Monnet, après celle – au demeurant excellente – d’Éric Roussel qui remonte à 20 ans1 ? La réponse est simple : la recherche historique est un travail continu, qui s’approfondit toujours : de ce point de vue l’ouvrage présenté aujourd’hui par Bossuat est particulièrement riche. Surtout, il prend en compte les discussions et polémiques qui, ces dernières années, ont contribué à faire de Monnet un être parfois ambigu, servant des intérêts multiples. En des temps où sévissent les affabulations complotistes, tout cela a créé autour de Monnet un halo d’ambiguïtés et de « mystère », pour reprendre le titre de la biographie de Gérard Bossuat.
Outre Jean-Pierre Chevènement et son libelle postérieur au référendum de 20052, je pense à deux ouvrages particulièrement, parus l’un et l’autre en France il y a un peu moins de dix ans3. L’approche de Bossuat est intéressante : s’il ne nie pas la part de « mystère » entourant Monnet, plutôt que d’y voir « une grande dissimulation » ou un grand complot, il se propose de l’éclaircir.
Éclairages et interrogations
En sept chapitres, Bossuat retrace le parcours de Monnet, avec des éclairages particulièrement intéressants et, bien sûr, quelques points d’interrogation. La narration des années de formation à Londres et au Canada, les relations complexes avec et au sein de la Hudson Bay Company et les réseaux d’affaires britanniques réduit largement la thèse du grand complot du groupe de Milner dont Monnet aurait été le principal agent. Très détaillées, les pages sur le rôle de Monnet au cours de la Première Guerre mondiale et l’immédiat après-guerre auprès de Clémentel sont passionnantes, et celles sur Monnet à la SDN comme jeune secrétaire général adjoint révèlent sa capacité à inventer (avec d’autres) des formules innovantes pour mettre à plat les problèmes et pour proposer des solutions. Elles rendent bien compte de sa participation active à cet « esprit de Genève », avec l’espérance de relations internationales apaisées par la coopération, la négociation et la solidarité entre les peuples, via leurs représentants.
Comme le souligne Gérard Bossuat, l’Union européenne actuelle n’est pas le fait du seul Monnet, même si la Déclaration – énoncée le 9 mai 1950 par Robert Schuman mais préparée et rédigée par Monnet et son entourage – fut décisive4. Incontestablement cependant, Jean Monnet est le primus inter pares de toutes celles et de tous ceux qui jouèrent un rôle clef dans le processus de construction européenne.
Ce processus de construction, actuellement inachevé, est toujours en cours car l’Union européenne est un collectif vivant, animé par les peuples et les institutions qui le constituent. Le 24 février 2022, l’attaque de l’Ukraine par les forces russes a rappelé aux Européens que le havre de paix que l’espace européen constitue pour l’essentiel depuis 1945 dans le monde est fragile, et qu’il convient de le défendre pour ne pas être une cible prochaine.
Le partage et le transfert égal de nos souverainetés nationales devront aussi à terme se mettre en place dans le domaine de la Défense, dans un ensemble européen au périmètre encore indéterminé. À l’heure où, au-delà du conflit russo-ukrainien, d’autres confrontations plus terribles peuvent devenir réalité, cette nécessité peut être aussi un gage pour la paix dans le monde.
La volonté et la constance tenaces du jeune Monnet, prônant lors de la Première Guerre mondiale le rapprochement des ressources françaises et britanniques, publiques comme privées, sauront-elles nous inspirer pour cette nouvelle étape européenne historique ?
Maurice Braud
1. Éric Roussel, Jean Monnet, Fayard, 1996.
2. Jean-Pierre Chevènement, La faute de M. Monnet, coll. « L’idée républicaine », Fayard, 2006.
3. Christopher Booker & Richard North, La grande dissimulation. L’histoire secrète de l’UE révélée par les Anglais, éditions du Toucan / L’Artilleur, 2016 (la première édition de cet ouvrage a paru en 2003 au Royaume-Uni) et Bruno Riondel, Cet étrange Monsieur Monnet, éditions du Toucan / L’Artilleur, 2017.
4. Les travaux sur Monnet se poursuivent. Après le colloque sur Jean Monnet et Charles de Gaulle, dont les actes viennent de paraître [Éric Roussel et Laurent Warlouzet (sous la dir. de), Jean Monnet et Charles de Gaulle. Destins croisés, oppositions et héritages, Presses universitaires de Rennes, 2024), l’institut Jean Monnet a tenu il y a quelques mois un colloque sur Jean Monnet et Robert Schuman dont les actes sont à paraître.