vendredi 26 avril 2024
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Nuremberg, un film aux multiples acteurs, par ROBERT CHAPUIS

Faut-il filmer les procès ? Le débat s’est récemment rouvert en France. La question s’était posée après la Libération en 1945 pour le procès des criminels nazis. À propos du livre de Sylvie Lindeperg, Nuremberg, la bataille des images, Editions Payot, 2021, 526 p, 25€). Article paru dans L’OURS 510, juillet-août 2021.

Churchill préférait l’exécution sans autre forme de procès, les Russes avaient une longue tradition de films de propagande à l’occasion de procès publics, les Américains souhaitaient célébrer le triomphe de la démocratie par un procès équitable et contribuer en le filmant à l’éducation des peuples. Les Français, un peu en retrait, partageaient plutôt ce point de vue qui finit par l’emporter. Ce sera le procès de Nuremberg.

Raconter le filmage
Sylvie Lindeperg, historienne, professeur à Paris I, est spécialiste de ce qu’elle a appelé « la voie des images » pour révéler certains moments de l’histoire récente. Elle a ainsi rendu compte avec Annette Wieviorka de la réalisation du film tourné à Jérusalem lors du procès Eichmann1. Ayant eu accès à de nombreuses archives écrites et filmées dans les quatre pays alliés lors de la seconde guerre mondiale, elle a entrepris de raconter le filmage du procès de Nuremberg. Son livre se lit comme un véritable roman, avec ses descriptions, ses rebondissements, ses personnages qui ont leur propre histoire, ses moments dramatiques et parfois plus cocasses. On ne le lâche pas du début à la fin !

Le procès a duré dix mois, près de 300 jours, entre novembre 1945 et septembre 1946. Il s’est conclu pour la vingtaine d’accusés (dont Goering qui s’est suicidé avant la pendaison) par des condamnations à mort ou à la prison, mais aussi par trois acquittements. Le tribunal fut présidé par l’anglais Lawrence et l’accusation fut portée par quatre procureurs des pays alliés, dont le procureur américain, Robert Jackson, qui s’est voulu à la fois la vedette et le metteur en scène de ce procès hors norme. 

Dès 1943, les alliés ont décidé d’engager une procédure qui conduirait à la punition des crimes de guerre commis par les nazis. Il fallait ensuite réunir les preuves et construire l’accusation. Les Américains, suivis par les Russes, décidèrent de recourir largement aux images pour la présentation des preuves comme pour faire connaître au public le déroulement du procès. Jackson, un proche de Roosevelt, désigné comme maître d’ouvrage, se rapproche de Donovan, le patron de l’OSS (ancêtre de la CIA), pour réunir les matériaux nécessaires. Afin de fournir les images, celui-ci choisit le groupe constitué par John Ford : ce grand réalisateur donnait toutes garanties de compétence et de vision à la fois démocratique et patriotique. Quatre films ont été préparés par le groupe, deux seulement seront présentés lors du procès : l’un sur les camps de concentration, l’autre sur « le Plan nazi » à l’origine de la guerre et des atrocités qui l’ont accompagnée, notamment à l’égard des juifs. La réalisation n’a pas été simple, mais elle a fini par satisfaire Jackson qui projette une grande campagne d’éducation du public à l’occasion de la projection des films du procès et autour du procès.

Multiples négociations
Avril 1945 : Truman remplace Roosevelt, Hoover prend de l’influence. Le Signal Corps qui comprend le service photographique de l’armée américaine n’avait guère apprécié le choix du groupe Ford pour filmer le procès. Donovan est destitué et le groupe Ford est remercié. A Nuremberg ce seront les cameramen de l’armée. Par ailleurs les discussions entre alliés se compliquent : les Russes voudraient que le procès ait lieu à Berlin, ce que refusent les américains. Finalement, comme le souhaitent Anglais et Français, c’est la ville de Nuremberg qui est choisie (avec une ouverture symbolique à Berlin !…). Sylvie Lindeperg montre dans le détail les multiples négociations entre les protagonistes pour l’architecture du lieu, les invitations à la presse et aux séances, le placement des juges et des accusés et les règles qui s’appliqueront aux cameramen désignés pour filmer en continu le déroulement du procès avec les intervenants successifs. Le procès a été découpé en quatre temps : l’accusation (avec les films en appui), la défense, les plaidoiries et réquisitions, le rôle des organisations criminelles. 

Lassitude et revers
Au fur et à mesure des mois qui passent, la lassitude gagne le public ainsi que les journalistes (dont Joseph Kessel). Il y a des moments forts, mais l’ambiance générale a changé : la guerre froide commence à se faire sentir entre les alliés et aux États-Unis la croisade anti-communiste s’en prend aux milieux du cinéma. La réalisation du film américain en subit les effets. Pour le scénario, deux projets sont en concurrence, ce qui retarde le montage. Finalement Hollywood l’emporte, mais il faudra attendre novembre 1948 pour que le film (où Jackson triomphe !) soit présenté au public américain. Celui-ci avait eu l’occasion quelques mois auparavant de voir le film soviétique sur « le Tribunal des peuples », qui obéissait fidèlement aux règles fixées par Staline.

Au terme de son parcours, Sylvie Lindeperg constate que, pour le procès de Nuremberg, « l’ambition des maîtres d’œuvre s’exprime surtout dans des préparatifs grandioses, mais sans grand lendemain ». La leçon en sera tirée pour filmer le procès Eichmann, la réalisation s’inspirera des choix faits à l’origine en 1945 par le groupe Ford. Il reste que le moment Nuremberg vaut la peine d’être analysé de près tant il est révélateur du monde issu de la Seconde Guerre mondiale où s’inscrit encore notre histoire.

Robert Chapuis

1. Le Moment Eichmann, Sylvie Lindeperg et Annette Wieviorka (dir.), Albin Michel, 2015, L’Ours 459.

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