lundi 29 avril 2024
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Inventer un « sismographe des tensions sociales », par TIMOTHÉE DUVERGER

Les inégalités de classe sont-elles d’abord des inégalités de rapport à l’avenir? C’est la thèse que défend Nicolas Duvoux dans ce qui constitue l’un des principaux ouvrages de cette rentrée. (a/s de Nicolas Duvoux, L’avenir confisqué. Inégalités de temps vécu, classes sociales et patrimoine, Puf, 2023, 400p, 23€)

Le temps est l’objet d’une relation de pouvoir, comme il le souligne dès l’introduction : « Avenir confisqué en bas de la société, avenir projeté pour les catégories moyennes et populaires, avenir maîtrisé des grands philanthropes ».

Un renouvellement de la sociologie
Ni enquête de terrain ni essai, cet ouvrage est d’abord une contribution majeure à la théorie et aux méthodes de la sociologie, dont il entend réaffirmer le projet scientifique. Nicolas Duvoux propose ainsi d’explorer « la capacité, socialement différenciée, à se saisir de l’avenir » en croisant les perceptions subjectives et les conditions matérielles d’existence. C’est ce qu’il traite avec le concept de « synthèse projective », forgé à partir des recherches en épidémiologie sur le statut social subjectif, notion mobilisée pour mesurer la perception par les individus de leur santé, ainsi que des travaux qu’il a menés avec Adrien Papuchon sur le sentiment de pauvreté1.

L’originalité de la démarche tient également à la mobilisation des travaux de Thomas Piketty sur les inégalités patrimoniales qui jouent un rôle important dans le rapport à l’avenir, alors que les supports de propriété sociale mis en place après-guerre continuent de s’effriter au gré des réformes néolibérales. C’est la leçon de Robert Castel, qu’il a retenue : la sécurité est le préalable de toute autonomie des citoyens. L’explosion des inégalités patrimoniales est étroitement liée aux recompositions de l’État social et de la société salariale. C’est ce mouvement qui est à l’origine du rapport différencié des classes sociales à l’avenir.

Le rapport au temps n’est cependant pas une question neuve pour la sociologie. Nicolas Duvoux le rappelle utilement en faisant l’exégèse des textes du jeune Bourdieu. Il a notamment pu exhumer ce passage issu de ses recherches sur les travailleurs algériens : « Les dispositions économiques ne peuvent être comprises que par référence à la situation économique et sociale qui structure toute l’expérience par la médiation de l’appréhension subjective de l’avenir objectif et collectif ; cette appréhension dépend dans sa forme, sa modalité et son contenu, des potentialités inscrites objectivement dans la situation, c’est-à-dire de l’avenir qui se propose à chaque agent comme accessible, au titre d’avenir objectif de la classe dont il fait partie2».

Nicolas Duvoux en conclut à la nécessité d’intégrer les dimensions objectives et subjectives à l’analyse des structures sociales, ainsi que de concevoir une sociologie dynamique, c’est-à-dire qui prenne en compte les trajectoires sociales, notamment concernant l’accumulation patrimoniale. Compte tenu des mutations du salariat, cela implique également d’enrichir l’approche classique des catégories socioprofessionnelles d’une articulation avec la distribution des revenus et du patrimoine.

Des leçons politiques
Ce nouveau calibrage de la méthode sociologique lui permet de donner une meilleure intelligibilité des inégalités sociales que ce dont rendent compte les approches plus classiques. Il éclaire également d’un nouveau jour l’essor du populisme en dépassant la dichotomie entre les dimensions économiques et culturelles que réactivent par exemple Thomas Piketty et Julia Cagé dans leur dernière somme sur les facteurs économiques du vote3. Pour Nicolas Duvoux, il y a ainsi « un double défi, à la fois de sécurisation économique, mais aussi de réassurance symbolique des populations marginalisées par les évolutions économiques et culturelles majeures de la globalisation ».

Cela a aussi des implications sur les politiques de redistribution, pour le bas comme pour le haut de l’échelle sociale. En bas d’abord, ces travaux novateurs agissent comme un « sismographe des tensions sociales ». Le sentiment de pauvreté est plus largement répandu que la pauvreté monétaire, notamment parce qu’y pèse le poids des dépenses préengagées (logement, charges, frais de cantine, services de télécommunications et télévision, assurances et services financiers, auxquels s’ajoutent les dépenses alimentaires).

Si l’auteur révèle un continuum allant des catégories populaires salariées ou indépendantes aux allocataires du chômage ou de prestations sociales, des approches plus ethnographiques permettent de révéler l’importance des « petites différences » (niveau ou variations de revenus, trajectoires) qui divisent les classes populaires. Nicolas Duvoux relève que « les classes populaires se retournent contre les assistés parce que les voies les plus ordinaires de la promotion (accès à l’emploi public ; accès à la propriété de son logement, éventuellement en pavillon) paraissent soit inaccessibles, soit de plus en plus insoutenables dans un contexte de stagnation des salaires et d’augmentation des dépenses contraintes ».

Philanthropie
En parallèle – et c’est l’une des nombreuses forces de ce livre que de le saisir –, la philanthropie se développe en haut de l’échelle. Il s’agit d’une opération de conversion d’un capital économique en un capital culturel, qui donne sens à la richesse, tout en apportant une satisfaction bien réelle à son détenteur. Elle constitue également un levier de projection vers l’avenir, en servant les stratégies de reproduction des grandes familles qui y trouvent un support de gestion patrimonial à long terme. La philanthropie bénéficie également d’une forte reconnaissance de l’État, qui l’encourage notamment par des dispositions fiscales très favorables.

Au total, cet ouvrage apparaît certes comme une contribution scientifique majeure à la sociologie, mais il revêt aussi une forte dimension politique. Avec ses lunettes, les débats en cours sur les « mauvais pauvres », allocataires du RSA auxquels il faudrait imposer des contreparties et qu’il conviendrait de sanctionner, peuvent être lus comme un effort visant à cliver les classes populaires qui n’aura pour conséquence que de faire le lit du populisme. Il serait bien plus opportun pour l’État de retrouver son rôle redistributif pour renforcer les supports sociaux propices à l’autonomie des citoyens et à leur ascension sociale.

Timothée Duverger (article publié dans L’ours 532 novembre-décembre 2023)

1 – Nicolas Duvoux et Adrien Papuchon, « Qui se sent pauvre en France ? Pauvreté subjective et insécurité sociale », Revue française de sociologie, Vol.59, 2018/1
2 – Pierre Bourdieu, Algérie 60 : structures économiques et structures temporelles, Documents, 1977.
3 – Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022, Seuil.

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