Cet ouvrage de Judith Bonnin vient conclure toute une série de travaux, commencés avec Les voyages de François Mitterrand (Rennes, PUR, 2014, cf. L’ours 444). Il offre une solide synthèse sur les politiques du Parti socialiste en Europe et dans le monde dans une période clef de son existence. (a/s de Judith Bonnin, Changer la vie et le monde ? L’internationalisme du Parti socialiste au temps de François Mitterrand (1971-1983), Bordeaux, fondation Jean-Jaurès et Le Bord de l’eau, 2025, 386 p., 26 €)
Le lecteur trouvera tous les éléments d’une histoire diplomatique qui décortique bien les positions socialistes face à la multiplicité des enjeux et des problèmes. Mais il y a, nettement, plus dans ce travail. L’auteure, en effet, mène une réflexion approfondie sur ce qui détermine la définition d’une politique internationale, les héritages politiques et culturels, les exigences de la vie politique nationale, l’état changeant de l’opinion, le jeu des courants politiques dans le parti lui-même, le rôle des personnalités (avec, dans ces années, la place prépondérante de François Mitterrand)…
Point de bascule et continuité
L’idée de ne pas considérer, seulement, la décennie 1971-1981, mais d’embrasser aussi les trois premières années du premier septennat, est judicieuse : elle permet de comparer, autour de ce point de bascule, pour l’histoire d’un parti, qu’est « l’exercice du pouvoir », les discours et les choix effectués dans l’opposition avec ceux faits au pouvoir. Un des apports du livre est de monter qu’il y a plus de continuité, que l’on a dit, entre les deux moments. Et cela tient, pour beaucoup, à la « présidentialisation » croissante du parti autour de François Mitterrand, qui a amené ainsi le plus souvent une recherche d’équilibre entre une volonté d’affirmer une politique marquée par les valeurs de la gauche et une analyse, initialement, empreinte de marxisme, et le souci d’une responsabilité qui prenne en compte les intérêts nationaux dans leurs différentes situations.
Les choix du premier secrétaire
Judith Bonnin a conçu sa réflexion non de manière chronologique, mais de façon thématique pour appréhender, de différents points de vue, les positionnements du Parti socialiste. La première partie du livre se consacre à la construction d’un « internationalisme socialiste » – donc, au sens à donner à cette notion. Les divergences et, parfois, les oppositions sont patentes dans le parti d’Épinay. L’internationalisme ne recouvre pas les mêmes visions selon les courants qui ont refondé le parti et qui se sont adjoints par la suite. Le débat initial sur l’appartenance ou non à l’Internationale socialiste est illustratif de ce point de vue. D’emblée cependant, François Mitterrand a façonné une « synthèse » politique en matière internationale, quitte à remettre en cause sa responsabilité de premier secrétaire, en 1973, au congrès de Bagnolet, sur la poursuite de la construction européenne, décisive pour lui. Le CERES, autour de Jean-Pierre Chevènement, a, en fait, représenté la seule ligne réellement alternative aux choix du Premier secrétaire – la minorité rocardienne ne faisant pas porter l’essentiel de sa critique sur ce domaine. Particulièrement intéressantes sont les pages consacrées aux dirigeants, aux experts, aux militants qui ont constitué le secteur international. Elles donnent une utile prosopographie du personnel qui a exercé une influence, plus ou moins importante, évidemment, et changeante selon la modification des équilibres politiques, sur les politiques internationales socialistes. Il ressort de là une diversité, qui a entrainé des oppositions internes, personnelles et politiques, toutefois largement tempérée par l’autorité de François Mitterrand qui a tendu (déjà…) à faire de la politique internationale un « domaine réservé ». Tout à fait suggestif est l’épisode du tournant socialiste sur la dissuasion nucléaire, en 1978, avec, désormais, « son maintien en état » et non « en l’état »… Judith Bonnin arrive à la conclusion, dans sa première série d’analyses, que l’internationalisme socialiste a été un « système composite », elle parle même « d’anarchie organisée » où, cependant, les deux termes ont une égale importance… Malgré une relative faiblesse des moyens matériels, en comparaison avec d’autres grands partis européens, la diplomatie socialiste a été fort active – François Mitterrand y voyant un facteur important d’affirmation en France et en Europe.
Enjeux extérieurs…
La seconde partie du livre permet d’enrichir les acquis de la première, en analysant avec précision deux grands enjeux pour cette politique. Le premier concerne la rivalité clef entre le PS et le Parti communiste (PC) dans toute cette période. Les désaccords étaient, de fait, fondamentaux : le PS, dans sa majorité, et le PC avaient deux visions du monde antagoniques sur des problèmes majeurs, tout particulièrement sur l’Europe. Ils ont fait un effort jusqu’en 1974 pour les atténuer. Mais cela n’a plus été possible quand la concurrence s’est faite plus vive et que la défiance l’a emporté, allant jusqu’à la rupture de l’union de la gauche, en septembre 1977. Tout est devenu objet de polémique : pensons notamment à la révolution des œillets au Portugal, dès 1974, ou à l’invasion de l’Afghanistan, en 1979. Ce point montre l’étroite relation qu’il y eu entre les enjeux nationaux et les problèmes internationaux, ceux-ci faisant l’objet d’instrumentalisation constante.
… et intérieurs
Le dernier grand développement du livre étudie comment un parti de pouvoir (c’est le but qu’avait fixé François Mitterrand dès son discours au congrès d’Épinay) se construit « en miroir » face aux diplomaties d’État, aux politiques des présidents Pompidou et Giscard d’Estaing, avec ce qu’il faut d’opposition tranchante, mais aussi de manifestations de responsabilité. Tout à fait significative a été la manière dont François Mitterrand a fait des rapports critiques avec l’URSS, à la fois une arme contre le PC, affaibli par la vague antitotalitaire depuis 1968, mais aussi contre Giscard d’Estaing, accusé de « complaisance » (« le petit télégraphiste » de Brejnev…). Le Président, lui, tenta de retourner ses bonnes relations avec le chancelier social-démocrate Helmut Schmidt contre le PS, amenant François Mitterrand à privilégier ses liens avec Willy Brandt, critique de ce dernier. L’intrication des enjeux nationaux et internationaux a été une constante dans toute cette période, mais aussi bien de manière générale, quand on réfléchit à la nature des politiques « extérieures » qui ne le sont jamais réellement. C’est bien là l’apport principal de ce livre, à côté de tout ce qu’il apprend, et qui servira de référence pour l’histoire du Parti socialiste dans cette période.
Alain Bergounioux (article publié dans L’ours 544, nov-déc 2025)
