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Hommage : Robert Badinter, « Socialisme et justice », 23 avril 2005

Intervention de Robert Badinter le samedi 23 avril 2005, sous la présidence de Pierre Mauroy et Jean-Noël Jeanneney, lors du colloque organisé par le Parti socialiste, la Fondation Jean-Jaurès et l’OURS à la Bibliothèque nationale de France, les 22 et 23 avril 2005, dans le cadre du centenaire du PS. Texte publié dans « 1905-2005 : cent ans de socialisme. Les socialistes et la France », actes du colloque L’OURS, recherche socialiste n°31-32, juin-septembre 2005, p. 177-181.

« Mon sujet est inscrit ici ; il suffit de modifier légèrement la ponctuation, ce qui donne : le Parti socialiste, juste pendant cent ans ? Tout est dit. Nous sommes ici en présence d’un problème si passionnant à mes yeux, que je souhaiterais le traiter ici, Jean-Noël, lors d’une conférence sans restriction horaire excessive : « Socialisme et Justice ». Pourquoi ? Parce que pour la période du siècle écoulé, on se trouve en présence d’une évolution et d’une situation de contradiction tout à fait saisissante, tout à fait fascinante. Les socialistes, je ne parle pas du Parti socialiste, comme individualités, personnalités à gauche, ont joué dans tous les grands combats pour la justice un rôle très important, quelquefois capital, comme cela a été le cas précédant immédiatement la naissance du Parti socialiste, c’est-à-dire l’affaire Dreyfus.

Il y a des références exemplaires, je n’en prendrai que deux parce qu’elles sont très illustratives de ce que l’on constate : Jaurès a joué contre Guesde et une partie du mouvement socialiste un rôle capital dans la lutte pour la reconnaissance de l’innocence de Dreyfus. Il a également joué un rôle essentiel à l’époque dans le grand débat de 1908. Je citerai exprès un ennemi de Jaurès en la personne de Barrès qui, au cours du débat, s’est écrié : « Quand je vous entends, Jaurès, je crois entendre Monseigneur Muriel. » Il y a une ligne directe entre Hugo et Jaurès.

Vous avez Jean Jaurès, vous avez Léon Blum, vous regardez au-delà de leur action – même de leur engagement dans l’affaire Dreyfus – leurs écrits et vous constatez qu’ils ne proposent pas de conception globale de la justice. Pourtant, Léon Blum est un grand juriste, chacun sait qu’il a été un commissaire du gouvernement exceptionnel au Conseil d’État. Mais il n’y a pas de vision, de conception de la justice, de justice de liberté ou de justice au service de l’humanité, il n’y a pas de conception d’ensemble, de théorie de la justice. Je l’ai vérifié ; même lorsque Blum est en prison, à Riom, il écrit À l’échelle humaine, de façon admirable et on peut penser que dans cette condition carcérale et, à cet instant, il va nous livrer sa vision de la justice, ce n’est pas le cas. Il parle beaucoup de l’avenir du socialisme, du régime parlementaire, de l’équilibre dans la démocratie, des forces sociales naissantes, mais il ne parle pas du tout de la justice.

On peut se demander pourquoi, dans cette première longue période de la SFIO, il y a finalement une sorte d’indifférence à la justice comme institution essentielle dans une démocratie. C’est très simple : il y a une doctrine du Parti socialiste qui, jusqu’au bout, s’est réclamée du marxisme quelle que soit la pratique. Et dès l’instant où, ainsi, la pensée officielle du Parti socialiste est en quelque sorte rivée au marxisme, il n’est évidemment pas possible d’avoir de théorie judiciaire puisque les choses se régleront d’elles-mêmes, la révolution interviendra, on assistera à la disparition des classes, l’institution judiciaire considérée comme une super structure, aujourd’hui au service de la bourgeoisie, se transformera d’elle-même, pour être remplacée par conciliations, arbitrages, etc. La discussion sur ce que doit être la justice aujourd’hui et demain est escamotée dans cette lointaine espérance. À cet égard, je citerai Clemenceau : « Lorsque j’entre dans l’hémicycle et que j’entends un propos superbe mais toujours au futur, je sais que Monsieur Jaurès est à la tribune. »

Cet attachement à la doctrine marxiste traditionnelle fera que le Parti socialiste n’est pas un lieu de réflexion, en ce qui concerne la justice. Il y a bien un laboratoire de pensée à gauche pour la justice, c’est la Ligue des droits de l’homme qui entretient des liens étroits avec le Parti socialiste, si l’on veut bien considérer que, depuis De Pressensé, immédiatement après l’affaire Dreyfus, jusqu’à Daniel Mayer, nous avons des socialistes éminents qui sont les présidents successifs de la Ligue des droits de l’homme et que le nombre de socialistes membres des instances dirigeantes ou militants de la Ligue des droits de l’homme est considérable. Il s’agit toutefois d’un laboratoire de pensée autonome. Il forge une doctrine, mais pas le Parti socialiste. Ce dernier y puisera parfois son inspiration, les hommes s’y retrouvent, mais en tant que militants des droits de l’homme et pas, à cet instant, en tant que militants du Parti socialiste. Lorsque viendra le moment de l’exercice du pouvoir, la SFIO en 1936, ne propose pas de révolution judiciaire. Il y aura un programme de gauche, celui de la Ligue des droits de l’homme – pas seulement l’abolition, pas seulement la suppression des conseils de guerre – et d’autres réformes, mais pas de programme socialiste. La conséquence de cela s’est traduite par une sorte d’impuissance. L’absence de réflexion doctrinale sur ce point fait que si l’on considère l’action des socialistes au moment de leur premier exercice du pouvoir lors du Front populaire, elle se résume à des améliorations du régime des maisons de correction et à la fin de la transportation, c’est-à-dire le fait que l’on ne purgera plus les travaux forcés à Cayenne dorénavant, sachant que le bagne demeure et ne sera effectivement fermé qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Les choses continueront ainsi après la guerre, avec une conséquence à mon avis désastreuse, terrible. En effet, lorsque la IVe République ramènera les socialistes au pouvoir et notamment lorsqu’ils se trouveront à assumer les responsabilités essentielles du pouvoir après 1956 et jusqu’en 1957, pendant la période du gouvernement Guy Mollet, s’agissant de la justice, faute d’avoir une doctrine et des convictions de marbre, on assistera à un véritable naufrage, dont des hommes comme Pierre Mauroy ont beaucoup souffert. La période de la guerre d’Algérie et de l’exercice du pouvoir par les socialistes a été un véritable naufrage moral judiciaire. Pas seulement parce qu’on a délégué le pouvoir judiciaire au ministre résidant en Algérie – c’était Lacoste qui était un socialiste – mais aussi parce qu’on a accepté le transfert de pouvoir d’enquête et de police judiciaire à l’armée et précisément aux parachutistes. Je n’ai pas besoin de rappeler ce qui s’est passé sur ce point à l’époque ; Monsieur Le Pen serait un meilleur grand témoin que moi-même.

Mais les choses étant ce qu’elles sont, on a quand même moralement sombré, on a connu une époque où la torture était niée à Paris – je n’étais pas au Parti socialiste à l’époque, mais j’étais présent dans les batailles judiciaires et notamment au sein du comité Audin – et où on la laissait pratiquer systématiquement en Algérie. À mon avis, ceci a été la plus terrible leçon pour les générations qui ont suivi.

Pendant les années qui ont suivi la naissance de la Ve République, il y a eu une prise de conscience que la justice, en tant que contre-pouvoir au service des libertés ou en tant que serviteur d’une conception humaine, humaniste de la société, a commencé à investir la pensée des socialistes et cela n’a jamais cessé. C’est d’abord dans les clubs, les cercles de pensée que cela s’est fait. Des années soixante aux années quatre-vingts, il y a eu, à l’intérieur de la gauche, notamment chez les socialistes, une prise de conscience et une réflexion intenses sur la justice et son rôle dans la société contemporaine.

Quand nous sommes arrivés au pouvoir, quand François Mitterrand a ouvert la voie du pouvoir aux socialistes rassemblés, nous étions prêts, nous étions intellectuellement et moralement prêts et pas seulement pour exercer le pouvoir, mais irréductiblement – beaucoup à cause de ce qui avait été la défaite et le désastre moral sous la IVe République – décidés à faire ce que nous avions voulu. Rien de ce qui a été fait n’aurait été possible sans la volonté de François Mitterrand et sans l’appui ferme et constant de Pierre Mauroy.

Les années 1981–83 ont été des années éblouissantes en ce qui concerne la transformation de la justice. En effet, s’agissant des libertés judiciaires, en quelques mois, nous avons éradiqué les vieilles bastilles, nous avons fait sauter la cour de sûreté de l’État qui était une abomination où des militaires jugeaient de civils, y compris mineurs, en temps de paix avec des procédures d’exception pour atteinte à la sûreté de l’État. On a accompli ce qui était une grande vieille grande aspiration de toute la gauche depuis tant d’années, tant de décennies et même de siècles : on a supprimé les tribunaux militaires, nous étions le seul grand État démocratique au monde à avoir supprimé les juridictions militaires. Ce soir-là, à l’Assemblée nationale, on a pu se dire que c’était vraiment la revanche de Dreyfus.

C’est la même chose en ce qui concerne tant d’autres dispositions. Je prends un exemple : il paraît inouï de penser que, pour supprimer le délit d’homosexualité, il a fallu trois lectures, le Sénat disant non, jusqu’à ce que, en définitive, l’Assemblée impose la suppression du délit d’homosexualité. Quant à l’abolition de la peine de mort, elle demeurera dans l’Histoire ; la justice française a cessé, grâce aux socialistes, d’être une justice qui tue.

Rien de tout cela n’aurait été possible sans le travail, la réflexion et la volonté politique la plus ferme. Tout ceci a eu un coût politique élevé et c’est pourquoi je remercie encore Pierre Mauroy, Lionel Jospin qui était Premier secrétaire à l’époque et tous les parlementaires de l’époque pour leur soutien sans faille parce qu’il suffisait d’écouter le déferlement d’idéologie sécuritaire pour se rendre compte de ce que cela impliquait au moment des élections municipales de 1983. Personnellement, je me plaisais à dire à mes collaborateurs : « Encore un petit effort et nous réussirons un prodige : j’aurai enfin une cote de popularité à 0 %, du jamais vu ! »

C’est ainsi que nous avons réalisé ce qui avait été le vieux rêve des socialistes qui aimaient la justice et c’était enfin le vieux de rêve de Blum et de Jaurès, que Mitterrand réussissait à faire prendre corps à travers ce que nous réalisions. Je n’irai pas plus loin, beaucoup de choses ont été faites, il en reste encore à faire.

Simplement, à ce stade, je souhaite et je demande à tous les amis socialistes de prendre garde. Non pas que je redoute que renaissent ou réapparaissent chez nous les temps sombres et les complaisances odieuses qui ont marqué les années 1956 à 1958, mais parce que nous sommes dans une période où j’ai le sentiment que, dans l’affrontement permanent entre les tenants de l’idéologie sécuritaire et les défenseurs les plus convaincus du fait qu’il ne peut pas y avoir d’autre voie pour les socialistes et pour la gauche que celle d’une justice toujours plus humaine et toujours plus protectrice des libertés individuelles, il y ait des tentations ou des infléchissements qui se révéleront, je vous l’assure, toujours pour nous, non seulement politiquement, mais aussi moralement coûteux au regard de l’essentiel, c’est-à-dire les générations à suivre.

Le seul témoignage que j’apporterai est que lorsque nous menions ces grands combats, nous étions combattus de toutes les façons, y compris au moyen d’attaques personnelles les plus basses, mais c’est la règle du jeu. Mais, quand je regarde vingt ans après, je constate que pas une des grandes conquêtes de la période 1981–1985 et particulièrement du temps de Pierre Mauroy n’a été remise en question. Plus personne n’oserait aujourd’hui à droite demander qu’on rétablisse la peine de mort, en dehors de quelques députés affamés de ce qu’ils croient être de la popularité et qui n’est que du populisme. Plus personne n’oserait soutenir la cause de juridictions d’exception ou de lois d’exception. Plus personne n’oserait affirmer que c’est par la seule répression que l’on fait progresser une société ou que l’on va éradiquer la violence et le crime.

Alors, saluons ce qui a été fait dans les toutes dernières années, je pense en particulier à la loi sur la présomption d’innocence, conduite avec courage par Elisabeth Guigou, et ne mollissons pas.

Tant que j’aurai un souffle, simplement un petit souffle, burgrave ou vieil éléphant, je me lèverai pour dénoncer ces retours-là et pour le reste… je finirai sur le propos qui vous rajeunira et qui m’enorgueillira, de Démosthène qui sur l’Acropole s’écriait : « Levez-vous, belle jeunesse d’Athènes, et reprenez le flambeau des gloires. »

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