samedi 20 avril 2024
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Comment retrouver le marxisme en France ?, par JEAN-LOUIS PANNÉ

Rien n’est plus difficile que d’écrire l’histoire d’une pensée, de ses influences, de son enracinement, et des lectures qui en furent faîtes. Avec cet ouvrage, nous sommes invités à emprunter les « chemins escarpés » de l’histoire de la présence de Marx sous différentes approches : sa vision de la France, ses amitiés françaises, les étapes de l’introduction de sa pensée, sa « présence » au Musée de l’histoire vivante bien sûr et aux archives de Bobigny, les multiples manières de le représenter.… (a/s de Marx en France. Histoire, usages et représentations, Jean-Numa Ducange (dir. ), Musée de l’Histoire vivante, 2023, 240p, 24,90€)

Dans le cas de l’importation de Karl Marx dans le champ politique français, nous savons que son œuvre est entrée en interaction avec celles d’autres penseurs socialistes (au premier chef Proudhon), et que l’obstacle de la langue d’origine, l’allemand, joue un rôle non négligeable. 

Le marxime en France
Si Marx fut essentiellement présent physiquement à Paris d’octobre 1843 à janvier 1845, puis en mars-avril 1848 et en juillet 1849, son influence, lui qui se définissait comme « citoyen du monde » travaillant « là où [il] se trouve » selon Paul Lafargue, a dû se confronter à des traditions et des courants socialistes bien différents de son approche. On pourrait faire référence aux critiques anarchistes sur son attitude vis-à-vis de la France en 1870 puisqu’il souhaita alors la victoire prussienne pour établir la domination idéologique des socialistes allemands plus proches de ses conceptions1…

Les tentatives d’une histoire du marxisme sont anciennes : au côté d’Alexandre Zevaès, d’autres (Bourdeau, Mauger, Prélot, Mermeix, Vialani, Dommanget) se sont interrogés sur la nature d’un certain « marxisme » dans le mouvement socialiste français. Ce questionnement a été renouvelé dans les années 1960-1970 par les travaux de Neil Mac Innes et Margaret Manale2, qui soulevaient déjà la question de la qualité du « marxisme » des guesdistes, au travers, par exemple, de la vulgarisation/simpli­fication entreprise par Gabriel Deville. C’est toute cette première époque que Marx en France évoque, laissant de côté, peut-être à tort, l’importation d’un autre marxisme par les auteurs italiens traduits tels Benedetto Croce, Antonio Labriola, relayés par Georges Sorel qui joue alors un grand rôle. Ainsi, le parcours proposé dans ce volume vise à intéresser un large public mais présente quelques angles morts. Il y a un déséquilibre entre la présentation des « marxistes » revendiqués : Jules Guesde, Paul Lafargue et les critiques du marxisme, ces derniers bornant un champ révélateur de la réception de Marx.

L’étude de la présence de Marx en France aurait pu être enrichie avec une coupe transversale de l’année 1933, cinquantenaire de la mort de Marx : nombre de publications (voir par exemple la revue Masses de mars 1933 : « Hommage à Karl Marx ») s’y réfèrent – une telle approche aurait mis à notre disposition un panorama de la place de Marx dans le champ politique et le champ intellectuel français de l’époque. De même Marx, dans les différentes écoles de formation, comme le Cercle d’études du Combat marxiste (1933-1936), offre d’intéressantes perspectives. Par ailleurs, rappelons le sauvetage des archives de la social-démocratie allemande menacées par la prise du pouvoir par Hitler grâce à l’intervention d’Anatole de Monzie, alerté par Souvarine – dont la revue, La Critique sociale (1933-1934), donnait une place non négligeable à Marx – auprès d’André François-Poncet et Julien Cain, intervention qui assura l’avenir des études marxiennes.

Plusieurs lectures
Jamais l’intérêt pour Marx n’a faibli comme en témoigne l’enquête lancée par le mensuel de la Fédération des étudiants socialistes, Essais et Combats, en novembre 1937. Son intitulé : « Faut-il réviser le marxisme ? » enquête à laquelle Simone Weil esquisse des réponses (cf. Oppression et Liberté, Gallimard, pp. 194-204). Par ailleurs, les analyses de Marx trouvent un écho particulièrement fort du côté des historiens des Annales : Marc Bloch et Lucien Febvre. Ce dernier qui participe en mars 1936 aux journées de « À la lumière du marxisme », saluant, à la suite d’un exposé de Georges Friedmann, « ce “marxisme vivant” qui nous vient de Russie, et qui nous change du “marxisme fossile” des vieux guesdistes, ces catéchismes véhéments et irréels » (Lettre à M. Bloch, 29 mars 1936). La réflexion de Febvre indique l’existence de plusieurs lectures des théories marxiennes, sans oublier ce « marxisme » passé « au filtre du stalinisme » devenu « une religion ossifiée » (F. Genevée) qui devait dominer pendant des décennies. On perçoit la force de cette ossification au travers de la riche iconographie du volume (qui provient largement de l’exposition du MHV, voir page suivante), à laquelle il manque l’imagerie chinoise, avec le « club des cinq » (Marx, Engels, Lénine, Staline, Mao), comme il manque parfois un commentaire plus substantiel des photographies (cf. page 54, Jenny portant la croix des insurgés polonais de 1863 (3).

Les modalités de sa réception
Ensuite, ce sont les années d’après-guerre où la présence de Marx est confortée par la puissance du Parti communiste mais demeure toujours la question des modalités de sa réception. Les ventes des textes peuvent-elles donner une indication sur une lecture qui ne s’en tiendrait pas aux slogans faciles ? Bref un Marx « savant » (celui du Capital ?] qui resurgit avec des travaux nouveaux dans les années 1960 (L. Althusser, etc.) a-t-il à voir avec un Marx « populaire » et plus « politique » (celui du Manifeste, des Luttes de classes en France, Dix-Huit Brumaire, de La Commune) renommé mais pas réellement étudié et s’il le fut comment était-il interprété ?

Ce volume qui dresse une sorte de bilan à l’usage du grand nombre ouvre donc la perspective d’autres travaux et réflexions4.

Jean-Louis Panné
L’Ours 529 juin 2023

1 – Cela n’empêcha nullement les anarchistes de se pencher sur Marx comme en témoigne l’ouvrage de Carlo Cafiero, Abrégé du « Capital » de Karl Marx (Librairie Stock, « Bibliothèque de sociologie », traduction James Guillaume).

2 – N. Mac Innes, « Les débuts du marxisme théorique en France et en Italie Études (1880-1897) », Études de marxologie, n° 3, juin 1960 ;

M. Manale, « Aux origines du concept de “marxisme” », Idem, n°10, 1974 ; « La constitution du marxisme », Idem, n° 18, 1976 ; « L’édification d’une doctrine marxiste », Idem, n°19-20, 1978. Les études de marxologie étaient dirigées par Maximilien Rubel.

3 – Signalons deux erreurs factuelles un peu gênantes : p. 88, les « Reconstructeurs » ne sont pas communistes mais les partisans de Jean Longuet, si je ne me trompe. De même, p. 93, Marcel Déat n’a pas appartenu au groupe « Révolution constructive » (Cf. Le Maitron).

4 – Pourquoi pas une cartographie des lieux et monuments dédiés à Marx et aux « marxistes » (Guesde, Lafargue, Jaurès, etc.) mise en relation avec les présences politiques ou une étude sur les primes de livres offertes aux abonnés des journaux militants ?

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